Le Monde, 10 août 2023, entretien réalisé par Nicolas Truong
Camille de Toledo : « Un exemple du lien à tisser entre ce qui se pense dans l’époque et un territoire »
Écrivain associé du château de Goutelas en 2022 et auteur d’Une histoire du vertige, Camille de Toledo témoigne de la nécessité de s’écarter des grandes villes pour penser le nouvel âge de l’écologie.
Qu’apportent à un écrivain des lieux tels que Goutelas ?
Les métropoles vivent dans l’illusion d’un temps révolu, quand elles étaient à la pointe de l’histoire. Depuis le milieu des années 1990 et l’aggravation des crises de la Terre, le sens de l’histoire a basculé vers les périphéries. Je suis toujours allé chercher ces lieux en marge du grand bruit des villes. Le sens du temps à venir, c’est d’aller vers des lieux fragiles, des alcôves où l’on peut cultiver autre chose que le pouvoir. Goutelas est un exemple du lien à tisser entre ce qui se pense dans l’époque et un territoire.
Sont-ils des laboratoires pour repenser le droit des fleuves et des rivières ?
C’est à Goutelas que j’aimerais concevoir, avec les juristes qui y travaillent depuis des années, un « centre d’écriture de la loi à venir ». C’est d’ailleurs dans cette optique que je suis venu y discuter avec l’anthropologue Philippe Descola ou le juriste Laurent Neyret du tournant perspectiviste des droits de la nature et des voies pour protéger le monde vivant.
On attend aujourd’hui de la pensée qu’elle soit située : liée aux corps en présence, qu’elle s’ancre dans des pratiques d’enquête, des relations. C’est donc en ce sens que je lancerai, à l’automne, un nouveau processus citoyen, depuis Nantes et ses environs, qui a pour titre : « Vers une Internationale des rivières ».
Que signifie la multiplication de ces écrins de pensée ?
La France a une géographie balzacienne ; on a tendance à ne regarder que dans un sens : celui, militaire, de la « conquête », qui va de la province vers Paris. Mais dans le temps long de l’histoire de l’art, ce sens est toujours démenti. Les villes épuisent les terres alentour, les corps de celles et ceux qui y vivent. Et dans cette époque des épuisements, il faut chercher des forces, revenir vers les forêts, se rendre au chevet des lacs, des rivières… Penser depuis les « archipels », c’était le sens des écrits du poète et philosophe Édouard Glissant. Les lieux comme Goutelas, le Banquet du livre, à Lagrasse [Aude], la Manufacture d’idées, désormais à Hurigny [Saône-et-Loire], Chapitre Nature, dans la Creuse… Il y en a tant, de ces lieux qui retissent des liens loin des villes. Dès les années 1970, les artistes du land art, ou même des figures comme Hamish Fulton, un artiste marcheur qui a renoncé à produire, avaient inauguré ce tournant. Les villes sont myopes. Elles enregistrent les grands cris, mais le sens murmure toujours.