Le Monde des livres, 29 septembre 2023, par Raphaëlle Leyris
Une tenace odeur de chou
Assurément, comme le proclame le titre choisi par Élise Goldberg pour son premier roman, « tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie ». D’ailleurs, ceux qui l’apprécient le font-ils pour sa saveur réelle ou pour tout ce que l’aliment convoque de souvenirs et d’émotions, pour tous les signifiants dont le poisson est, plus encore que d’oignons ou de chapelure, farci ? Pour les histoires nichées dans le raifort et la betterave qui l’accompagnent à table ? Pour les mots de yiddish dont il permet de perpétuer la mémoire ? La narratrice se garde de trancher mais n’en pense pas moins : elle ne cesse de rappeler, avec humour, à quel point le manque de sapidité caractérise la « morne » cuisine juive ashkénaze, dans les effluves de laquelle elle a grandi, et dont elle fait le sujet apparent de ce texte fragmentaire, aigre-doux comme l’un de ces cornichons qu’elle soumet à un test gustatif précis. Avec pour point de départ un réfrigérateur à la tenace odeur de chou, hérité d’un grand-père, Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie n’est ni un livre de recettes (à peine ébauchées), ni une méthode d’apprentissage du yiddish (la sonorité y est plus souvent précisée que le sens des mots eux-mêmes), pas plus qu’il n’est un récit familial (il est trop tard pour poser aux aïeux les questions susceptibles de combler les silences). C’est un peu de tout cela et plus, rehaussé d’une dose piquante d’esprit d’escalier et de malice.