L’Ours, novembre 2023, par Alain Bergounioux
L’Europe comme un vaisseau fantôme
Robert Menasse est un écrivain autrichien reconnu. Européen convaincu, il a consacré un essai pour dire ce que serait son idéal, une République européenne, fondée sur les régions, dépassant les nationalismes. Surtout, il s’est donné un projet littéraire d’écrire « un roman européen », ancré dans l’actualité, pour caractériser l’état de l’Europe et ses problèmes.
Paru en 2017, La Capitale était consacré à Bruxelles et aux institutions européennes, à partir de la vie de personnages, dont le destin est fié à la construction européenne. Un roman choral qui mêlait la fiction et la réalité. Il poursuit avec L’Élargissement cette fresque européenne, en se concentrant cette fois sur les préparatifs d’une négociation pour l’entrée des pays des Balkans dans l’Union européenne et, tout particulièrement, sur des évènements qui surviennent en Albanie. Tout comme dans La Capitale, plusieurs personnages se croisent et, parfois, s’affrontent : deux fonctionnaires de la Commission européenne ; deux Premiers ministres, ceux de Pologne et d’Albanie ; un intellectuel exalté ; un conseiller en communication ; une jeune journaliste albanaise ; des policiers… Le livre démarre sur le ton de la comédie avec le vol dans un musée de Vienne du casque présumé d’un héros albanais du seizième siècle, le prince Skanderberg qui avait voulu unir les Balkans, autour d’une « Grande Albanie ». Le Premier ministre albanais fait réaliser une copie pour valoriser ce symbole et accroître son rôle, mais celle-ci est dérobée à son tour par une mafia albanaise. La recherche de ce casque fournit un fil directeur à une série d’épisodes qui voient évoluer les héros du roman et leurs visions différentes de la vie, de la politique et, finalement, de l’Europe.
Croisière
Le livre se clôt sur un final symbolique. Le Premier ministre albanais organise une croisière en mer Méditerranée, justement, sur un bateau dénommé le SS Skanderberg où se retrouvent tous les chefs de gouvernement des États balkaniques, les ministres des Affaires étrangères des pays de l’UE, les commissaires européens chargés de la négociation. Dès après son appareillage, les débuts d’une épidémie de Covid font placer le navire en quarantaine, ce qui l’amène à errer sur la mer où il croise un bateau de migrants à la dérive. La métaphore peut paraître un peu lourde, l’Union européenne comme bateau fantôme ! Mais les Européens, sous la contrainte, sont amenés aussi à resserrer leurs rangs. Et les migrants sont finalement accueillis sur « le bateau Europe ». L’union, telle qu’elle est, tangue, mais ses contradictions n’empêcheront pas d’arriver, peut-être, à un nouvel équilibre. La force de Robert Menasse est de dire tout cela en approfondissant le caractère de ses personnages à travers leurs choix, et parfois leurs drames intimes. Un auteur et un roman à découvrir.