Le Figaro, 17 novembre 2023, par Minh Tran Huy
Une cuisine familiale
« Lorsqu’on brise un objet, si précieux soit-il, on sait déjà qu’on ne retrouvera pas l’intégralité des éclats, qu’on ne recollera pas tous les débris », annonce Élise Goldberg en ouverture de son très beau premier roman, récit des origines plein de fantaisie où elle piste les traces laissées par sa famille juive polonaise, avec la carpe farcie – et plus largement la cuisine ashkénaze – pour guide premier. Promenant ce fil d’Ariane gastronomique dans le labyrinthe d’une mémoire familiale fragmentée et fragmentaire, elle zigzague dans le temps en partant d’un objet bien précis : le réfrigérateur de son grand-père, boîte de Pandore d’où s’échappent non seulement des relents de chou blanc, mais des souvenirs, des anecdotes, des réflexions sur le yiddish, des vies en vrac, tantôt anéanties dans les camps, tantôt miraculeusement rescapées. L’auteure fait son miel de plats typiques – carpe farcie, foie haché, beignets de patate râpée, cornichons, klops, latkès et autres strudels –, mais aussi des épisodes de Columbo regardés avec son père ou encore des interventions d’un « groupe Facebook d’éplucheurs de boulbès » où s’échangent recettes, astuces ou simples confidences sur ces mets à nuls autres pareils. L’humour (« Une amie m’a demandé si j’allais aussi parler de la cuisine séfarade. Concurrence déloyale, j’ai dit non tout net ») et la tragédie (« Mon grand-père n’a pas eu le malheur de connaître Auschwitz. Mais personne n’a su ce qui était arrivé aux parents de ma grand-mère qui avaient refusé de quitter Varsovie avec lui ») se nouent intimement tout au long des bribes, « éclats » et « débris » qui, mis bout à bout, composent ce texte aussi inventif que savoureux, où l’on choisit de souligner les failles et les blancs, plutôt que de les dissimuler.