La Libre Belgique, 20 décembre 2023, par Geneviève Simon
Célébrer la cuisine comme une filiation
Au départ d’un plat ashkénaze, Élise Goldberg remonte le fil de son histoire familiale.
Dans un texte aux allures de récit autobiographique plus que de roman (ainsi le dénomme pourtant la quatrième de couverture), Élise Goldberg retrace une généalogie familiale ashkénaze à partir de la nourriture qu’elle partage et des rituels gastronomiques qui s’y transmettent.
La narratrice de Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie récupère le frigo de son grand-père au moment du décès de ce dernier. Et c’est comme si cet appareil ménager était un livre riche de toute l’histoire de son propriétaire, dont elle va peu à peu dénouer l’écheveau.
« La cuisine ashkénaze, c’est comme l’art conceptuel : il faut du discours avec. » Absence de couleur, de complexité, d’équilibre des saveurs : peu appétissante, simple et roborative, cette cuisine « ne se soucie pas de faire bonne impression ». Ainsi de la carpe farcie (gefilte fish en yiddish), plat fétiche de la famille et, selon les mots de l’auteure, véritable morceau de bravoure. De ses constats découlent des questions délicates : « Que se passerait-il si c’était trop bon ? Est-ce qu’on ne risquerait pas de s’attirer des ennuis ? »
À Paris, cette cuisine est l’héritage menacé d’une diaspora, plus aucun restaurant ashkénaze n’ayant subsisté de nos jours. À partir des plats, des saveurs, des textures, l’auteure glisse vers les mots qui les définissent, leur matérialité même. Et rappelle que le yiddish est « le parler de l’autodérision », « une langue qui se rit de l’ambition ». Tous deux se rejoignent ici, la cuisine comme la langue étant aujourd’hui menacés de disparition.
Associées, la cuisine comme la langue font encore surgir autant de souvenirs que d’anecdotes, et peu à peu le texte prend le chemin de questions sans réponses, et sans fin. Égrenant de vieilles photos laissées par le grand-père, sa petite-fille s’interroge. Que disent de lui ces photos ? A-t-il jamais vraiment raconté son histoire ou en a-t-il occulté certains pans ? Du mieux qu’elle peut, consciente de la vanité de son entreprise, elle tente de « débrouiller le brouillard ». Et retrace, à partir du témoignage qu’il a laissé, le périlleux parcours de ce grand-père parti de Pologne en 1939. La survie, la peur, les pays traversés (la Russie, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan), les kilomètres parcourus pour arriver à Paris en 1946.
Dans ce premier texte constitué de courts éclats, où l’émotion le dispute à un regard non dénué d’humour, Élise Goldberg célèbre un patrimoine à sauver tout en nous ouvrant les portes de son histoire familiale. Soit une seule et même manière d’orchestrer une transmission.