Le Provençal, 20 mars 1992
Il y a la tauromachie brillante. Celle dont on observe les heures de gloire chaque après-midi de la temporada depuis les gradins de sol ou sombra, selon l’état de ses finances. La tauromachie qui coupe les oreilles ou qui ne les coupe pas mais qui, de toutes façons, se compte en millions de pesetas pour la plus grande gloire de maestros d’apothéoses.
Et puis il y a l’autre, beaucoup moins reluisante, des toreros faméliques qui courent d’hypothétiques capeas dans les pueblos de troisième zone. Celle des mordus qui, même s’ils n’ont pas de quoi se nourrir, claquent régulièrement leur paye de lumpen-aficionado pour aller boire la muleta – comme ils boiraient un verre du meilleur vin – des seuls êtres qui comptent à leurs yeux : les toreros.
Crainte du coup de corne
De toutes façons, qu’ils soient toreros d’apothéoses ou matadores ratés, aficionados grand luxe ou de misère, ils partagent deux choses en commun : la passion et la crainte du coup de corne. Dans ce monde-ci, que l’on soit dans la piste ou sur les gradins, on a tellement vite fait de dégringoler depuis l’étage nanti jusqu’au fin fond de la cave que l’on va pas se mettre à râler.
Camilo José Cela, l’écrivain, le Prix Nobel de Littérature, le sait mieux que personne, lui qui s’est offert les après-midi en barrera-sombra et qui a visité de sa plume les pauvres capeas de village. Au long de son œuvre, il s’est pourtant tout particulièrement distrait à croquer – dans tous les sens du terme – le petit monde de la tauromachie.
Antoine Martin est allé cherché ces petites merveilles de littérature et les a traduites.
Aujourd’hui, les éditions Verdier nous en offrent la lecture.
Portraits cruels
Portraits cruels, attachants, drôles comme c’est pas permis. Portrait d’un toro malade qui pourrait bien être un symbole du monde dans lequel nous vivons.
D’un autre toro, roux celui-là, un véritable poison méchant comme la peste qui s’échappe du troupeau pour semer une panique noire dans le village. Scène observée de loin par un maletilla affamé qui dévore un cabri moitié cuit moitié cru qu’il a barboté la veille, occi et fait cuire à la va-vite.
Camilo José Cela nous donne aussi une curieuse recette. Lorsque l’on trempe ses espadrilles dans le sang d’un toro elles durent une éternité, et si l’on y rajoute un rien d’hémoglobine de torero elles deviennent indestructibles.
Et puis il y a tous ces personnages qui ont leur véritable univers dans leur tête plutôt que sous leurs pieds. Sebas, employé du télégraphe qui voulait être torero. Valentine qui voulait se faire dame matador… L’Aficionado, c’est le titre du recueil de Cela, est composé de vingt textes. Ces morceaux de littérature vous « rematent » tellement qu’à vingt reprises, on ne sait vraiment plus si on doit dire aïe ou olé. Sans doute les deux à la fois !