Livres hebdo, janvier 2024, par Marie Fouquet
Mémoires traumatiques
Emma Marsantes signe un récit poignant sur la répétition, au cours de l’existence, des schémas de violence connus pendant l’enfance.
En novembre 2022 paraissait Une mère éphémère, un roman à la première personne dans lequel Mia, la narratrice, racontait son histoire marquée par l’inceste imposé par son frère et le suicide de sa mère. Les fous sont des joueurs de flûte, son deuxième roman, poursuit ce récit, en dévoile un autre versant et montre à quel point le silence, l’enfouissement dans les limbes de l’inconscient, le déni de l’entourage accentuent les effets d’une mémoire traumatique. Emma Marsantes emprunte à nouveau la voix de sa narratrice Mia pour traduire les conséquences de ces événements sur son existence de femme, de mère, d’adulte. Aussi nécessaire soit-il à sa survie, l’oubli de ces souvenirs n’en arrange finalement pas moins son entourage et une société immature face au poids des violences faites aux femmes et aux enfants.
L’autrice délivre son histoire dans un style haché, sans cesse entrecoupé de nouvelles informations, comme si les paroles émises illustraient le mouvement de la mémoire réactivée. Celle-ci fonctionne par fragments et par assemblages. Ainsi, à travers cinquante-cinq courts chapitres – de « La Mort du loup, ou la prédication de l’absurde » à « Ceux qui veulent mourir à ceux qui ne veulent pas » –, des morceaux de textes, des morceaux de vie, des morceaux de corps ressurgissent. « Pédophilie, inceste, paradoxes et doxa font la chenille en se tenant par les épaules à la fin des enfances endiablées, ondulant, sinuant entre les tables, se faufilant, emportant les uns et entraînant les autres, dans leur sillage, séduisant innocents, récalcitrants et réfractaires. » Comme cette grand-mère (qui pourrait être aussi la sœur, la mère ou la tante) qui, craignant de réveiller la violente réaction du père, tait les agressions du frère de Mia sur la fillette, le mari brutal de Mia, des années plus tard, après l’avoir fait tomber sur le crâne, lui reproche : « Tu as vu ta violence, Mia. » De désespoir en désespoir, l’observation du mal et son souvenir ne suffisent plus. Se taire ne suffit pas. Mia n’a pu sortir des schémas de violences à son égard, qui se sont reproduits à l’échelle de la relation conjugale. Ses histoires d’amour progressent dans le sens des dominations subies et ingérées comme si aucun autre destin ne lui était proposé. Parler ne suffira pas non plus. La prescription n’existe pas pour les traumas. Outre la dissociation, une autre planche de salut peut se présenter : l’écriture. Mais si écrire n’est pas guérir, le témoignage de celle qui ose décrire l’ampleur et la force des violences vécues pendant l’enfance montre aussi le mécanisme d’autodestruction qui leur succède. « Désaliénée et à mon gré, je ruisselle et je suis vivante. » Et de conclure : « À croire que finalement j’existe. »