Le Monde, 28 décembre 2004, par Florence Noiville
Léonid Guirchovitch, la plume et l’archet
Peintre et dessinateur, l’écrivain russe, installé en Allemagne, auteur d’un essai sur la musique et de plusieurs romans, dont Apologie de la fuite, est premier violon à l’Orchestre de Hanovre.
Les êtres les plus complexants peuvent être aussi les plus complexés. Léonid Guirchovitch en est un bel exemple. Écrivain, auteur de plusieurs romans et d’un essai sur la musique, premier violon à l’Orchestre de Hanovre, peintre et dessinateur hors pair, cet ex-enfant prodige, manifestement chéri de toutes les muses de l’Olympe, préfère décrire son parcours sur le mode de l’autodérision. « Je suis né en 1948 dans un pays barricadé sur lui-même, l’URSS. J’étais juif. Mon enfance a coïncidé avec les pires heures de l’antisémitisme stalinien. À tous ces problèmes s’en est ajouté un autre : j’ai toujours été gros. Enfin, à 18 ans, j’ai perdu tous mes cheveux. À partir de ce jour, je dois dire que tout m’est devenu égal… »
Avec ses yeux bleus tout ronds, son crâne entièrement lisse et son humour ravageur, Léonid Guirchovitch fait penser à un Woody Allen russe – un mélange d’ironie constante et de sérieux absolu.
De passage à Paris pour la sortie de son roman Apologie de la fuite (le premier traduit en français, magnifiquement, par Luba Jurgenson), l’homme conclut, comme pour lui-même : « Le fait d’avoir été un enfant complexé m’a néanmoins permis d’élaborer des défenses psychiques fortes. Du coup, j’ai les nerfs très solides. »
Les nerfs solides : c’était la moindre des choses pour survivre dans cette Union soviétique des années 1950. Léonid Guirchovitch décrit « une sorte de terreur familiale », tant il était, dit-il, « honteux d’être juif ». Seule rédemption possible, la musique. Son père, violoniste dans l’Orchestre philharmonique de Leningrad dont Evgueni Mravinski était le directeur musical, et sa mère, professeur d’alto, l’inscrivent dans le très élitiste Conservatoire de la ville. Pour ces élèves hors normes, le régime a un projet d’avenir : ils seront la vitrine, la fierté de l’Union soviétique.
Mais le jeune Léonid ne l’entend pas de cette oreille. À 13 ans, il se rebelle et décide d’être, au contraire, « un artiste maudit : un peintre qui dormirait sous les ponts et serait reconnu à sa mort, comme Van Gogh ». Cette décision coïncide avec un relatif dégel de la politique culturelle en URSS. L’adolescent découvre Picasso, les impressionnistes et connaît tous les Matisse du Musée de l’Ermitage. Il lit Maïakovski et se récite par cœur le poème sur Paris d’Ossip Mandelstam – 1923, « Bien mieux que les pigeons, me parlent les pavés… ». Il rêve d’aller peindre dans cette ville qu’il voit comme « la quintessence du bonheur ».
Mais à 15 ans, nouveau revirement. Dans un kiosque, sur un quai de gare, Guirchovitch a acheté le Docteur Faustus de Thomas Mann. « Je n’étais pas capable de le lire, mais j’étais capable d’être bouleversé. » Bouleversé par le destin du compositeur Adrian Leverkühn, le héros de Mann, et par la course à l’abîme de cet artiste prisonnier de ses démons. « Ce jour-là, la France et la peinture sont passées au second plan, note-t-il. Seules se sont mises à compter l’Allemagne, la musique et la littérature. Ou plutôt la musique qui passait par la littérature. »
À Leningrad, Léonid Guirchovitch attend son heure. Il est entré à l’Orchestre philharmonique. Mais comme il refuse d’adhérer aux jeunesses communistes, il est interdit de tournées à l’étranger. « Tout le monde partait. Je restais seul, mais serein. J’étais persuadé que je quitterais l’URSS un jour ou l’autre et je préférais ne pas gâcher mes premiers moments de liberté en voyageant avec des mouchards du KGB. » En 1973, ses espoirs se réalisent, le voilà libre. Il s’installe en Israël d’abord, de 1973 à 1979, puis à Hanovre où il va pouvoir exprimer ce qu’il appelle « sa grande histoire d’amour avec le romantisme allemand », Hoffmann, Goethe, Novalis…
Toute sa vie, Léonid Guirchovitch semble avoir cherché à réaliser la synthèse de ses dons : peindre la musique tout en écrivant la peinture. Avec Apologie de la fuite, il y réussit étonnamment en mettant au centre du jeu littéraire un peintre, Preis, qui lui ressemble comme un frère. Autour de lui, se conjuguent la vision d’un artiste absolument décalé, une véritable recherche sur le langage et une histoire ambitieuse où plane l’ombre de Chostakovitch.
D’où la difficulté de résumer en quelques lignes cette entreprise foisonnante, qui se présente d’abord comme un Bildungsroman, un long commentaire du « cas Preis ». Aux yeux de tous, Preis est un « toqué ». Dès l’enfance, il ne réfléchit, ne pense ni ne voit comme les autres. « Son cheval de bataille, c’étaient les visages. Il maîtrisait, comme ses cinq doigts, les traits de plusieurs dizaines de types humains […] auxquels répondaient des nuances psychologiques qu’on ne peut exprimer avec des mots, fût-ce de la parole d’artiste. Il connaissait bien des secrets dans ce domaine, par exemple, la double comptabilité de la ressemblance : celle des traits et celle des types. »
L’une des grandes trouvailles de Guirchovitch est d’avoir situé son roman dans la contrée imaginaire d’Ijma, région perdue de Sibérie où de nombreux juifs furent déportés en 1953. Cette translation dans le temps et l’espace permet à l’auteur de jouer d’un effet d’étrangeté permanent. De même que dans la ville de Fijma les cartes de géographie ont été bannies de la circulation – « la génération de Preis imaginait la Terre comme un amoncellement chaotique de lieux et non comme la page d’un livre émaillée de grappes de villes et des pays accessibles à l’œil » –, de même Preis a banni la perspective de ses toiles. Ce qu’il veut avant tout, c’est « appréhender les choses en tant que telles, hors de toutes connexions ». Pour mieux répondre à la question qui le hante : qui suis-je ?
Des connexions, des échos, des correspondances, des renvois, il y en a pourtant à chaque page dans ce livre gorgé d’érudition. Ici, on croise une pensée de Plotin, là deux vers de Tsvetaïeva. Gogol et Dostoïevski sont partout en filigrane, sans parler de Nabokov, dont Guirchovitch avoue avoir mis longtemps à se déprendre. Mais le résultat, comme les toiles de Preis, ne ressemble à rien de connu. « Lorsque j’ai, pour la première fois, traduit des passages de Guirchovitch, j’ai été frappée par la négation des filiations, remarque la traductrice de Guirchovitch, Luba Jurgenson, maître de conférences à Paris-IV. Globalement, il appartient certes au courant du postmodernisme, mais sa façon de prendre la réalité soviétique comme un objet d’art dérisoire le place complètement à part. Chez Guirchovitch, tout est simulacre et tout est vrai. »
Après Apologie de la fuite, les éditions Verdier devraient continuer à traduire en français ce personnage inclassable qui s’impose décidément comme l’une des découvertes de 2004. Et ainsi devrait paraître, au cours de l’année 2006, Têtes interverties. L’homme revendique d’ailleurs cet imaginaire extérieur à tout mais capable de relier entre eux tous les savoirs. « Être un écrivain russe en exil, c’est se réfugier dans une sorte de langue morte. C’est passer du discours direct au discours indirect. Il y a un prisme qui me sépare du monde environnant. Cette distance correspond à mon organisation psychique, tout simplement. »
Un enfant croqueur de saynètes du quotidien soviétique
Dans l’édition russe d’Apologie de la fuite, l’éditeur a inséré des dessins du jeune Guirchovitch. Ce sont des saynètes du quotidien soviétique.
Le petit Léonid, qui a entre 5 et 13 ans, croque avec une grande maîtrise tout ce qui l’entoure : un voyageur avec chapka et valise en carton attendant le métro, une file d’attente un jour de pénurie, sa nounou russe qui lui racontait Maupassant et Balzac et même un Lénine vaguement féroce avec barbichette en pointe.
Son coup d’œil et de crayon est tel qu’on comprend qu’il ait pu hésiter entre deux formes d’expression, musicale et graphique. D’ailleurs bientôt, ce que Guirchovitch tentera de dessiner, c’est la musique elle-même. Baudelaire pensait que les couleurs, les parfums et les sons se répondent, Apollinaire accrochait des couleurs aux voyelles.
Guirchovitch, à 14 ans, dessine la célèbre Sonate pour piano et violon de César Franck. « Je voyais un ciel d’un bleu éclatant comme dans les pommiers ou les cerisiers en fleur de Van Gogh. Simplement, à la place des fleurs, il y avait les briques blanches de l’architecture khrouchtchévienne. Cette sonate a beaucoup compté pour moi. Mon père (que l’on voit en photo dans l’édition russe en compagnie de Chostakovitch et Rostropovitch) la jouait merveilleusement, j’ai encore des enregistrements de lui. À l’époque, j’étais persuadé que les thèmes des troisième et quatrième mouvements reflétaient l’amour d’Odette de Crécy chez Proust. C’est seulement plus tard que j’ai appris que le modèle de Vinteuil n’était pas Franck mais Gabriel Fauré. »