La Croix, 23 décembre 2004, par Jean-Maurice de Montrémy
Guirchovitch ou la réalité détraquée
Staline avait tenté l’affaire en inventant le Birobidjan, « région autonome des juifs », du côté de la Mandchourie (1934). Ce fut un échec. Finalement – si l’on en croit Léonid Guirchovitch – le « Petit Père » a pourtant fini par réaliser son projet. Les juifs soviétiques, imagine-t-il, furent tardivement regroupés dans la République autonome d’Ijma, quelque part au fond de la Sibérie. Il s’agit, bien sûr, d’un secret d’État.
L’Union soviétique a donc suivi son cours sans rien savoir de cette lointaine République. Quant aux Fijmes (les habitants d’Ijma), ils ignorent ce qui s’est passé en Union soviétique depuis leur relégation. Leur monde n’a pas changé. Ils vivent l’habituelle absurdie bureaucratique d’une lointaine province, les combines de survie, le cahin-caha. Leur langage, lui, s’est transformé. Loin, si loin, du centre, les Fijmes usent d’un tissu de soviétismes, une suite d’approximations où la terminologie des propagandes et autres emphases patriotiques sont livrées à elle-même. S’y mélange le jargon des autochtones, une peuplade vaguement chamanique sur laquelle sont venus se greffer les juifs.
Tel est le monde du jeune Preis, un adolescent dont la mère est morte (mystérieusement), dont le père est un velléitaire mélancolique, et dont la belle-mère est une indigène analphabète, néanmoins directrice d’école. Preis se destine à la peinture dont il ne connaît bien sûr que les scènes classiques du réalisme socialiste : les machines, les usines, les ouvriers stakhanovistes, les champs de blé, l’avenir radieux, etc. Son rêve : quitter Ijma pour rejoindre la mythique Leningrad, dont son père a été jadis déporté.
Le début d’Apologie de la fuite – écrit par Léonid Guirchovitch dans les années 1980 – laisse attendre l’un de ces romans sarcastiques et burlesques dont les écrivains des années Brejnev avaient le secret. Le lecteur se sent toutefois peu à peu saisi d’un sentiment d’étrangeté, comme si les bases de cet univers se dérobaient insensiblement et que tout tanguait.
On évite, par exemple, de prononcer le nom de Staline. On l’évoque en nommant son secrétaire, Poskriobychev, à qui vont suppliques, dénonciations et motions louangeuses. Mais y a-t-il encore, là-bas, un Staline ? Y a-t-il même un Poskriobychev ? Leningrad s’appelle-t-elle encore, là-bas, Leningrad ? L’URSS est-elle encore l’URSS ?
Peu à peu, le jeune Preis et le lecteur découvrent, au dehors d’Ijma, une Russie postsoviétique tout à fait imprévue. Car ce n’est pas celle que nous connaissons… Si le monde d’Ijma surprend par son réalisme détraqué, ce même détraquage atteint maintenant le monde « réel ». Le roman d’apprentissage tient ainsi du polar. Quelque chose ne va pas dans la réalité. Il faut démêler l’embrouille. Tout est ressemblant. Tout est pourtant différent. Le soviétisme se parodie lui-même. Mais le post-soviétisme soi-disant occidental joue en parallèle une mauvaise pièce pour vieux chevaux de retour. Une seule solution : la fuite, comme l’annonce le titre.
Né en 1948 à Leningrad dans une famille de musiciens, Léonid Guirchovitch a quitté l’Union soviétique dans les années 1970 pour s’installer en Israël. Il vit néanmoins presque toute l’année en Allemagne, où il tient le pupitre de premier violon à l’Opéra de Hanovre. Son livre témoigne d’une profonde imprégnation musicale. Apologie de la fuite commence par une méditation critique sur l’œuvre de Dimitri Chostakovitch et sur les efforts exténuants que celui-ci dépensa pour ménager à la fois le soviétisme et son contraire. C’est pourtant Chostakovitch qu’évoque cet art où l’ampleur, le lyrisme, la noirceur, les grands envols et le sarcasme rivalisent avec la fantaisie mais aussi avec la rigueur des plus sévères contrepoints. Léonid Guirchovitch tranche ainsi sur la nouvelle génération russe, sans s’inscrire pour autant dans la tradition dissidente. Il exige de son lecteur un certain goût du combat, car tout, chez lui, ne se donne pas d’emblée. Mais l’enjeu en vaut la peine.