La Libre Belgique, 13 mars 2024, par Alexis Maroy
De quel feu brûlent les cathédrales
Une étincelle, et l’exercice de style vire au portrait de mœurs, où Emmanuel Venet ausculte avec humour les turpitudes de la vie provinciale.
Dans la nuit du 15 avril 2010, la cathédrale Saint-Fruscain de Pontorgueil est détruite par les flammes. Pour la population de cette bourgade fictive, endormie dans un repli du ventre immémorial de la France, c’est un désastre absolu. En proportion, fera opportunément remarquer le maire, l’incendie de Notre-Dame de Paris (un 15 avril aussi, tiens donc), c’est de la gnognote. Une chose est sûre, aurait enchaîné Jean-Pierre Pernaut dans le 13 heures de TF1 : rien ne sera plus jamais comme avant.
En vingt-cinq brefs chapitres autour de cette scène, Emmanuel Venet décline autant de points de vue sur l’incident (à moins que ce ne soit criminel ?), l’implication des uns, l’hypocrisie des autres, les chamboulements de la vie locale, les éléments de l’enquête qui se dirige comme de bien entendu vers le sacristain africain sans papiers. Avec la verve pince-sans-rire et l’ironie chirurgicale qui faisaient déjà le sel de son excellent Marcher droit, tourner en rond (2016), l’écrivain (par ailleurs psychiatre) ausculte cette petite société provinciale dans un exercice de style qui vire rapidement au portrait de mœurs acéré.
Édiles et notables, précaires et paumés, tout métal se fond dans le moule du ridicule et personne n’y échappe. À commencer par le père Ligné, personnage central et pas seulement pour son rôle dans la cathédrale, dont il est l’évêque, mais pour son inclination libidineuse que trahit l’incipit : s’il n’a pu empêcher l’édifice de se consumer, c’est qu’il était lui-même en train d’assouvir un autre feu avec une plantureuse paroissienne, passion réciproque, voilà qui n’est pas très catholique et nous voici quasi devant un péché originel qui n’excuse pas tous les autres.
Prométhée à Pontorgueil
Tant s’en faut, car il y en a un paquet : veulerie, cupidité, malhonnêteté, tout y passe. Ainsi l’ancien maire, dont le record de vestes retournées n’aura pas empêché une belle petite carrière : « Malgré sa proximité avec le régime de Vichy, il obtiendrait sa carte de résistant en 1944 pour avoir sauvé du STO un de ses neveux et deux amis de celui-ci, et il serait décoré de la Légion d’honneur. » Ainsi son fils et successeur dont le principal bilan politique sera la privatisation d’une volée de services – au hasard : la sécurité incendie. Et ainsi de suite, dans un diagnostic sans appel pour les travers de la petite bourgeoisie comme pour le sort des moins nantis, auquel s’ajoute un sens du pastiche qui étrille les postures et impostures en vogue dans les cercles d’affaires, les cabinets médicaux ou les rapports d’experts.
Certes, l’auteur en rajoute pour les besoins de la satire, mais on s’autorise à croire que telles sont les vicissitudes de la vie dans les « territoires », comme n’aurait pas dit Jean-Pierre Pernaut, et c’en serait désespérant si Emmanuel Venet ne parvenait à transmettre au lecteur tout le plaisir qu’il prend à croquer ces Bouvard et Pécuchet pontorgueillais. Et la cathédrale, et Dieu dans tout ça ? Qu’Il se manifeste, ou sur les cendres de Saint-Fruscain l’hubris des hommes, leur feu prométhéen, bâtira quelque chose comme Saint-Frusking.