La Croix, 16 mai 2024, par Céline Schoen

Robert Menasse, si les institutions européennes m’étaient contées

L’écrivain autrichien raconte les coulisses de la Commission européenne. Lui qui en est devenu un expert craint la progression des nationalistes au Parlement de Strasbourg.

« Pour mes petits-fils Janek et Kamil. Un jour ou l’autre, ils poseront des questions. Je ne pourrai plus répondre, mais je puis leur léguer ce récit consacré à ‘‘autrefois”, mon présent. » Cette dédicace au début de L’Élargissement, qui a décroché, à l’automne dernier, le 17e prix du Livre européen, en dit beaucoup sur Robert Menasse : l’auteur autrichien est un témoin privilégié de son temps, capable d’en saisir le meilleur comme le pire, et d’en narrer l’essentiel. Lui qui, petit, se rêvait footballeur – comme son père –, s’est choisi un terrain de jeu atypique, où se porte le costume gris plutôt qu’un maillot coloré: la « bulle » européenne. Dans La Capitale, paru en français en 2019, ses personnages principaux sont des fonctionnaires qui grenouillent dans les couloirs de la Commission – la gardienne non pas des buts, mais « des traités ». Le roman L’Élargissement, lui, raconte les négociations en vue d’une éventuelle adhésion de l’Albanie à l’Union européenne. Un troisième opus est en préparation. Cette passion pour les lettres est ancienne. Pendant une réunion parents-profs, alors que le jeune Robert, né en 1954, n’était même pas encore adolescent, son institutrice insiste sur sa prédisposition à l’écriture. Après la séparation de ses parents, il est envoyé dans un internat, où il passe des heures, dans la cour intérieure, à dévorer Dostoïevski et Balzac. «Aujourd’hui encore, lorsque je découvre un auteur qui me plaît, je lis tous ses livres, sans exception», précise l’écrivain. Ses derniers textes sont des blocs d’environ 500 pages chacun, à l’écriture dense -peu de dialogues ou de retours à la ligne -et aux descriptions travaillées. S’il est nant rentré dans sa Vienne natale, Robert Menasse a passé plusieurs années à Bruxelles pour saisir tous les ressorts de la politique européenne. Jusqu’à en devenir un fin spécialiste. Selon lui, la plaie de l’Europe d’aujourd’hui n’est autre que « le nationalisme grandissant, dans tous les pays ». S’il concède que l’UE est «parvenue à un niveau d’intégration dont nos grands-parents n’auraient pas osé rêver», il regrette que les Vingt-Sept rechignent à poursuivre dans cette voie. En clair, l’Europe, après avoir consenti à gommer ses frontières intérieures et à se doter d’une monnaie commune, stagne, voire régresse, « et cela est décevant, et même dangereux ». L’auteur, qui se définit comme « curieux », pointe du doigt la « paresse intellectuelle » ambiante. Une affirmation, en provenance des quatre coins de l’UE, l’agace particulièrement : « Nous devons défendre notre démocratie. » Lorsque, de passage à Bruxelles début avril, l’intellectuel germanophone, anglophone, lusophone et néerlandophone en a profité pour feuilleter le quotidien De Morgen, il a pu trouver « cette fichue phrase en page 3 ». « Mais c’est idiot : personne ne réfléchit à ce que signifie “défendre la démocratie” alors même que dans l’UE, il y a 27 démocraties différentes ! » fulmine-t-il. Robert Menasse passe ses nerfs sur une cigarette. Il fume énormément, sourit peu, s’émeut facilement – il est, de son propre aveu, un « sentimental ». Et a besoin, « pour fonctionner », de « journées sans aucun rendez-vous, pour être seul, écrire, lire et penser ». Pourtant, afin de façonner des personnages plus vrais que nature, il a dû mettre son naturel de côté et multiplier les rencontres, en vue de percer à jour cette bulle européenne : « Il suffit de mettre le grappin sur une ou deux personnes, et ensuite, par effet boule de neige, on en côtoie des dizaines », témoigne-t-il. Ainsi, derrière un fonctionnaire européen dépeint dans ses ouvrages se cachent « cinq ou six vraies personnes, aux profils assez similaires ». Des « vraies personnes » avec qui l’auteur a, par exemple, partagé de «vrais» repas dans le « vrai » restaurant Ménélas, à Bruxelles – où s’attable volontiers son personnage Fenia Xenopoulou, dite Xeno, placardisée à la direction générale de la culture de la Commission, dans La Capitale. Pourquoi chercher à raconter ces institutions de l’intérieur ? « Tout sejoue ici ! » répond du tac au tac Robert Menasse, citant pêle-mêle la législation environnementale, le droit des consommateurs, la politique monétaire… Rares sont ceux qui osent se frotter à cette matière a priori fort éloignée de la fiction : Jean-Philippe Toussaint s’y est essayé avec son roman La Clé USB, qui met en scène des lobbyistes. La série télévisée Parlement, de Noé Debré, pousse quant à elle les portes de l’hémicycle européen. Celui-là même qui sera renouvelé en juin. Pessimiste assumé, Robert Menasse en est certain : « Les nationalistes vont encore gagner du terrain. »