Art Press, mai 2024, par Colin Lemoine
Trieste, 1909-1910. La guerre n’est pas loin. Surtout ici, à la pointe extrême-orientale de l’Italie, non loin de Sarajevo, qui sera l’étincelle, de Vienne, qui est la liberté même, et de Venise, qui fut la splendeur. Quelque chose se prépare. Le monde, comme un pressentiment. Au lycée de la ville, les garçons effectuent leur rentrée dans la classe préparatoire à l’université, gouvernés par leur privauté et leur amitié. À ceci près que, cette année, une jeune fille vient garnir leur rang de sa présence électrique. Edda Marty est douée, et affranchie. Elle veut. Elle veut devenir, veut s’émanciper. Elle est libre et splendide : elle sera l’étincelle. S’attirant progressivement, et comme involontairement, l’affection puis l’amour des garçons, elle vient chahuter l’ordre établi – viriliste et orgueilleux. Devant elle, les têtes tournent, les jambes tremblent et les cœurs chavirent. Edda Marty introduit le désir dans le sang des garçons, jusqu’alors mus par des passions académiques. Soupirants, ils soupirent. Malheureux, parfois désespérés, ils expireraient même, tant la jeune femme, « libre et dédaigneuse, car différente », ignore les assignations et les compromissions, les manières exclusives. Elle aspire à n’être pas qu’un sexe, que l’on dit beau, mais convoiter et conquérir, être comme eux, qui ne veulent qu’elle. Circulation des désirs infinis. « Vous m’avez obligée à rester une femme » : dans ce gymnasium de Trieste, au milieu des idéaux habsbourgeois et des pulsions sérénissimes, Edda Marty ne souhaite pas tourmenter les hommes, mais affûter sa souveraineté. C’est que l’amour ensorcelle. Capture et captive. Comme la guerre qui, pareille à la passion, plonge en cet « état d’obscurcissement et d’incertitude ». Publié en Italie en 1929, inédit en France, ce bref roman de Giani Stuparich est un précipité de monde, un morceau d’éclaircie arraché à un ciel d’orage.