Le Monde des livres, 7 juin 2024, par Ariane Singer
Abécédaire d’une déportation
« Revenir Raconter », un livre du souvenir qu’Isabelle Cohen offre à sa mère, Marie-Élisa Nordmann-Cohen
Déportée en janvier 1943 à Auschwitz pour résistance, dans le même convoi que Charlotte Delbo (1913-1985), avant d’être expédiée à Ravensbrück puis à Mauthausen, Marie-Élisa Nordmann-Cohen eut la chance inouïe de revenir non seulement vivante, mais en assez bonne santé. Dès son retour, après vingt-sept mois de captivité, elle n’eut qu’une obsession : témoigner des horreurs vécues.
Près de huit décennies plus tard, c’est sa fille, Isabelle Cohen, qui retrace l’itinéraire de cette femme née en 1910 à Paris (où elle est décédée en 1993), dont la propre mère fut gazée à Auschwitz parce que juive. Qu’on ne s’attende pourtant pas, en ouvrant Revenir Raconter, à lire une biographie linéaire de cette mère de quatre enfants au courage exceptionnel – présidente de l’amicale des déportés d’Auschwitz pendant quarante ans, elle ne cessa de partager son indescriptible expérience avec des lycéens, de participer aux commémorations liées à la Shoah, de témoigner à des procès.
Poignante lettre à l’absente, travail psychanalytique et long poème, le récit est fondé sur un flux de conscience dont l’originalité tient à une construction en forme d’abécédaire : de « A » à « Z », les lettres initiale et finale du nom « Auschwitz ». Ce parti pris, Isabelle Cohen confie dans le livre l’avoir décidé lors d’une expérience plus que troublante : une hospitalisation, après avoir ressenti une sensation d’« étouffement ». « J’ai réalisé qu[e cela] s’était produit à quelques jours près à l’âge exact, 62 ans et 3 mois, qu’avait ma grand-mère – dont je porte le prénom – quand elle a été gazée. »
Déroutant, tant il tranche avec les récits du genre, cet agencement à la fois ordonné et chaotique illustre le tumulte intérieur des enfants et petits-enfants de rescapés, et la volonté de l’autrice de réinscrire cette histoire dans celle de la seconde guerre mondiale. Il donne de Marie-Élisa et de ses compagnes d’infortune, pendant et après la guerre, une image sensible et mouvante. L’entrée « R » raconte comment cette chimiste, qui œuvra au Commissariat à l’énergie atomique, fut dépêchée, grâce à une amie, au laboratoire d’agronomie de Raïsko, à 2 kilomètres de Birkenau, ce qui lui sauva la vie. À l’entrée « L » (« L’autre chapitre »), on lit ses démêlés avec l’administration française – il faudra vingt ans pour établir un acte de décès conforme à la réalité pour sa propre mère.
La force de ce livre du souvenir, où la mémoire fragmentée se reconstitue comme un puzzle, tient aussi à la façon dont, jusqu’à l’obsession, l’autrice, née en 1954, compulse les archives historiques et familiales : un morceau de papier jauni, sur lequel Marie-Élisa a écrit, lors de sa captivité, la liste des 130 mortes de son convoi ; les lettres codées qu’elle parvint à envoyer d’Auschwitz à ses proches.
Isabelle Cohen recoupe le récit maternel avec celui d’autres témoins (notamment Charlotte Delbo) et de spécialistes de l’histoire de la Shoah (Annette Wieviorka, Serge Klarsfeld…). Comme pour se convaincre elle-même, encore une fois, que « cela »a bien eu lieu, quand, au sein de la cellule familiale, le silence a tout recouvert. « Tu n’as rien raconté tu as suggéré parfois tu t’es énervée parfois […] on n’aurait rien entendu de toute façon / on n’aurait pas voulu connaître les détails », remarque-t-elle.
Voici, au-delà du portrait d’une mère admirée, une pierre supplémentaire pour ériger un rempart, plus que jamais nécessaire, contre l’oubli.