Politis, 29 août 2024, par Christophe Kantcheff
Dans son premier roman, Constellucination, Louise Bentkowski revisite des thématiques – l’ascendance, la famille, l’héritage – d’une façon très personnelle et inventive tant dans la langue que par l’imagination mise en œuvre.
À la chercher on la trouve, la mention « roman ». Plus précisément même : « premier roman ». Mais elle est discrète, n’apparaissant que sur la quatrième de couverture de Constellucination , de Louise Bentkowski. On serait bien en peine de fournir une définition précise du genre romanesque, tant celui-ci s’est vu qualifier des textes d’allure hétéroclite. Certains ont pu le regretter ; ce ne sera pas notre cas. La dénomination « roman » étant quasi obligatoire pour avoir quelque chance de figurer dans une rentrée « littéraire » où la concurrence est impitoyable, on ne se plaindra pas que le genre reste accueillant à des formes autres que celle qui monopolise les rayons des librairies : le roman néo-naturaliste. La langue, aussi bien troussée soit-elle, n’y est qu’un flux de mots transparents mis au service d’une intrigue. Psychologie et faits de société y ont une place de choix, une pincée plus ou moins grande de politique ou de notations sociologiques ne donnant au mieux qu’un arôme de contestation.
Comme l’écrivait l’an dernier Philippe Forest dans son essai percutant Rien n’est dit : « De plus en plus rares sont aujourd’hui les œuvres […] qui peuvent prétendre à une relative reconnaissance tout en ne se soumettant pas à l’impératif simple de ce que, conformément aux exigences du marché, l’on considère unanimement comme un “vrai roman”. »
Constellucination s’écarte avec bonheur de cet impératif. Même si on y trouve des thématiques auxquelles les premiers romans font d’ordinaire la part belle : l’ascendance, la famille, l’héritage, notamment. Dès le début, un ton est donné, qui n’est pas exactement de l’ironie, plutôt de la malice, même si celle-ci est souvent grinçante. Ainsi à propos de son patronyme, qui vient d’une vallée en Pologne où ses aïeux migrants ont été forcés de se sédentariser, l’autrice écrit : « Cette vallée s’appelait Bentkowski, je m’appelle ainsi. C’est le nom que je porte, carton d’emballage passé de main à main dans une longue chaîne de déménagement sans destination aucune. Tous ceux qui ont été arrêtés dans la vallée ont hérité de ce même nom qui s’est transmis à travers les générations jusqu’à moi. » Mais il y a plus qu’un ton, qui, chez d’autres auteurs n’ayant que cette couleur sur leur palette, peut confiner à la posture.
Voyons de plus près. Pas d’histoire à résumer, donc. Comme on l’a dit plus haut, c’est rafraîchissant. Ce qui n’exclut pas un fil narratif, un récit, mais non linéaire. On peut dire que ce texte procède d’un travail de montage et/ou de fusion. Exactement comme son titre, Constellucination . Deux mots, constellation et hallucination, qui n’en font plus qu’un. « Constellation », parce que Louise Bentkowski, comme elle l’écrit elle-même, tisse ses histoires dans la grande étoffe que forment celles des autres. Nombre de ses paragraphes commencent par « On raconte que », « On m’a dit que » ou « J’ai lu que ». Elle puise dans les traditions anciennes, les légendes lointaines, l’histoire de France et même dans les sciences sociales ! Toutes ces histoires sont ainsi reliées entre elles (par des mots, des points).
Quant à « hallucination », le terme lui plaît selon l’usage qu’en fait Hugo dans Les Travailleurs de la mer : « Son but, auquel il touchait presque, l’hallucinait. » On ne sera donc pas surpris si les interrogations de Louise Bentkowski reviennent comme des obsessions, mais sans l’effet de ressassement. Le « patchwork » qu’elle fabrique est plutôt composé de correspondances, d’associations, d’échos, rappelant la manière poétique, d’autant que l’autrice aime jouer avec les mots, leurs consonances et allitérations – son livre se découpe d’ailleurs non en chapitres mais en chants.
Prenons un exemple. Louise Bentkowski raconte qu’elle porte pour second prénom celui d’une de ses grands-mères, Michelle, qui a insisté dans ce sens auprès de ses parents, ceux-ci ayant accepté en hommage à Louise Michel. Puis, plus loin, dans le chant suivant, Louise Michelle Bentkowski explique que jadis, dans certaines régions de France, les enfants de père inconnu, auxquels le patronyme de leur mère était interdit, portaient un deuxième prénom, comme Louise Michel. Pourquoi, dès lors, ne pas imaginer un lien de parenté entre ces deux fausses homonymes ? Toujours plus loin, elle cite à nouveau la communarde, qui signait ses poèmes du nom d’un personnage des Misérables, dont la description par Victor Hugo (encore lui !) – « on eût dit […] qu’il avait déjà, dans quelque existence précédente, traversé l’apocalypse révolutionnaire » – lui fait penser à la citation qu’elle a mise en exergue de son livre, d’une grande dame inuite ayant contribué à une meilleure connaissance de sa civilisation, Iqallijuq Rose : « J’ai su que j’allais devenir un fœtus alors que j’étais encore dans la tombe ; il y faisait très froid. »
Le parcours peut paraître sinueux ; il est éloquent, éclairant et même source d’enchantement pour qui abandonne tout rationalisme étriqué et accepte d’entrer dans une autre logique, qui relèverait en l’occurrence (mais pas partout ailleurs dans le livre, qu’on ne peut placer sous aucune obédience) du chamanisme.
Il est peu de dire que Constellucination bouscule les frontières et les idées admises. Y est par exemple adoptée la manière dont les Aymaras, une ethnie précolombienne, renversaient la façon de voir le passé et le futur (ce qui n’est pas sans rappeler, incongrûment, un sketch de Pierre Dac et Francis Blanche) : le passé est devant soi, parce qu’il est connu, l’avenir derrière, parce qu’ignoré. La notion d’héritage y est considérée sous toutes ses formes. La plus classique, matérialiste – dont l’autrice souligne que c’est ainsi que les fortunes se perpétuent –, mais aussi les plus secrètes et les plus improbables, comme celle en vigueur sur la planète Orgoreyn dans un classique de la science-fiction paru en 1969, La Main gauche de la nuit, d’Ursula K. Le Guin. Des questions vertigineuses, pas si saugrenues qu’elles en ont l’air, sont aussi ouvertes : « Si on remonte dans le temps pour chercher le début, qu’est-ce qu’on trouve ? Avant et encore avant ? Le plus vieux des héritages est une question irrésolue, une zone aveugle et muette. » Quand soudain surgit cette pirouette à usage personnel, toujours à propos de l’héritage : « Je prends ce qui m’arrange et pour le reste, j’invente. »
Louise Bentkowski cherchant à étendre sa parentèle, elle imagine notamment l’existence de son « arrière-arrière-arrière-petit·e-enfant », qu’elle désigne par le pronom iel, en raison d’» une indécision fondamentale et perpétuelle ». La famille traditionnelle ne peut la satisfaire. Elle la tient même en suspicion dès l’acception qu’elle en donne, la plus ancienne : « Je lis : Famille. XIIIe siècle. Emprunté du latin familia, “ensemble des esclaves de la maison ; ensemble de tous ceux qui vivent sous le même toit, famille”, dérivé de famulus, “serviteur”. » Elle l’exècre quand celle-ci est érigée en valeur, mais ne procède pas à un règlement de comptes quand elle évoque sa famille personnelle et ses aïeux. Dans des pages d’une grande intelligence sensible, Louise Bentkowski évoque la mise en scène d’un spectacle de la dramaturge Angélica Liddell, dont la violence primaire habituellement la rebute, où elle fut figurante et qui chaque soir déclenchait en elle une forte émotion et la « rappelait à [ses] propres fantômes », en particulier à sa mère décédée.
Plus on avance dans la lecture de Constellucination , plus on est frappé par sa cohérence, qui fonctionne en rhizomes, et la richesse de ses images, où la poussière, le compost et le sel figurent en bonne place. Les variations sur les susdites thématiques sont organisées de telle sorte qu’elles établissent une forme particulière. Elle-même offrant une réflexion sur l’écriture, qui dans ce livre rime avec couture. « Mon écriture c’est un point de couture fait à la main, depuis la surface ça part en dessous pour remonter un peu plus loin. » Rien que tout cela à la faveur d’une première œuvre. En un mot : chapeau !