Libération, 7 septembre 2024, entretien réalisé par Frédérique Fanchette

Dans le fleuve de la vie sauvage

Dans Mammouth, troisième roman de l’autrice catalane, une jeune femme veut sentir la vie la traverser. Dit plus prosaïquement, elle veut tomber enceinte. Cette candidate à la maternité est lesbienne, comme les autres protagonistes d’Eva Baltasar, mais contrairement à Samsa dans Boulder, elle n’envisage pas la procréation médicalement assistée. Mammouth s’ouvre sur une fête, « une fête clandestine de fécondation ». Dans sa coloc, tout le monde est au courant, mais pas forcément les invités. « Jour fertile numéro deux », minuit passé, la candidate à la maternité passe à l’offensive : « Il terminait un master et était maître-nageur. En l’apprenant, j’ai pensé à des spermatozoïdes aux larges épaules, à de magnifiques remonteurs de fleuves, et ça m’a donné confiance pour la suite ». Mais le scénario ne se passe pas comme elle l’espérait. Vient la fuite dans un mas de montagne, la solitude, l’âpreté de relations campagnardes, l’apprentissage de la cohabitation avec les animaux, dont une cruelle confrontation avec des chats abandonnés. Eva Baltasar, quarante-six ans, qui est aussi poète, fait naître de déroutantes et merveilleuses associations de mots. Comme lors de cette rencontre d’une randonneuse galicienne : « On sort dans la nuit, dans le royaume des étoiles et des messes noires. Le pré devant l’auberge est un ours endormi. Tout semble nous renifler. »

Entretien

La maternité est au cœur des trois romans. Saviez-vous dès le début que ce serait une trilogie ?

J’ai commencé à écrire Permafrost (le premier livre de la trilogie) un peu par hasard. Jusque-là, je vivais tranquillement, j’écrivais et publiais de la poésie, mais à un moment de ma vie, j’ai été confrontée à des problèmes existentiels qui m’ont paru insurmontables et je suis allée voir une psychologue. À l’issue de la première séance de thérapie, elle m’a trouvée vraiment déstructurée et elle m’a recommandé un petit exercice : raconter ma vie en quatre pages. C’est le germe de Permafrost, qui, partant de paysages de ma propre vie, se développe dans la fiction. Ce n’est qu’après avoir terminé Permafrost que j’ai eu l’idée d’écrire une trilogie. J’avais été séduite par cette rencontre avec une femme à travers la littérature, un personnage de fiction qui était en même temps très réel à mes yeux, car mes héroïnes me tiennent compagnie tout au long de l’écriture de mes romans. L’exploration de la maternité, de certains de ses aspects les plus sombres ou les plus troublants, est l’un des fils qui relient les textes de la trilogie, mais c’est un sujet déjà présent dans ma poésie.

La sexualité tient ici une grande place. Dans votre poésie aussi ? Dans ma poésie, la sexualité n’est pas traitée d’une façon aussi ouverte et constante que dans la trilogie.

C’est plutôt l’érotisme de la relation au monde à travers le corps qui y prédomine.

Les trois femmes de la trilogie semblent assez proches de vous…

Pour moi, l’écriture est un bon moyen de plonger dans son inconscient, de visiter les parts sombres et troublantes, là où se trouvent non seulement ses propres monstres, mais aussi l’histoire familiale et les archétypes sociaux. Les trois protagonistes me prêtent leur voix pour raconter ce que je trouve en moi. Elles me permettent d’aller plus loin en toute sécurité. C’est un miracle que j’ai souvent vécu en tant que lectrice et qui fait partie de la magie et du pouvoir de la littérature.

Vous n’êtes pas tendre avec les chats. Pourquoi ce massacre à l’aide d’un frigo et d’un tuyau de gaz ? Y a-t-il là une forme de radicalité?

Il s’agit moins d’une forme de radicalisme de la part de l’autrice que d’une question de survie pour la protagoniste, qui applique une logique urbaine cruelle à la résolution d’un problème qui n’est pas né à la campagne mais qui est le produit d’une hypocrisie morale propre à la ville. Sa façon d’éliminer les chats est comparable, en termes de cruauté, à l’abandon de ces animaux en pleine nature par leurs maîtres citadins. Il est hypocrite et cruel de penser qu’un vieux chat habitué au confort d’une maison pourra survivre seul à la campagne. Mais je ne crois pas non plus que la façon dont elle les tue constitue une initiation à la vie rurale. Je pense qu’elle entre dans le fleuve de la vie sauvage sans rites initiatiques et qu’elle a commencé à le faire bien avant de quitter la ville, au moment où elle prend conscience de son côté instinctif, animal, et où elle commence à agir en suivant cet instinct.

Quand on vous écoute lire en catalan vos textes, on mesure votre travail sur les sons…

Je me suis formée en tant qu’autrice pendant plus de quinze ans en écrivant de la poésie et je continue, dans mes récits, à travailler le langage poétiquement. Je remanie constamment mon roman, à la recherche du rythme, de la musicalité, je forge des images pour dire en peu de mots ce que j’aurais pu exprimer en quelques paragraphes. C’est pourquoi, même si je ne pratique pas la prose poétique, je n’ai pas l’impression d’avoir abandonné la poésie lorsque j’écris des romans : la danse avec le langage est la même, les défis sont comparables, le plaisir identique.

Au dos de Mammouth, il est dit que vous avez quitté Barcelone pour vivre dans un village de montagne. Pourquoi ?

J’avais vingt-six ans, une fille de deux ans, un emploi précaire à l’université et je vivais dans un appartement en colocation. Un jour, j’étais au parc avec ma fille et j’ai réalisé que je ne voulais pas de cette vie-là, ni pour elle ni pour moi, dans une ville pleine de gens et de bruit, avec un travail qui me semblait dépourvu de sens et qui nous permettait à peine de vivre. Alors, comme la protagoniste de Mammouth, j’ai tout plaqué et je suis partie. Je ne savais pas où j’allais mais je savais ce que je fuyais. Je me suis installée dans un mas isolé au milieu d’une zone rurale assez dépeuplée et j’y ai passé les trois meilleures années de ma vie, certes très dures, mais aussi très heureuses.

J’y ai exercé des emplois tout aussi précaires, mais qui avaient du sens parce qu’ils mettaient en jeu les mains, le faire, la survie à un niveau très physique, très essentiel. Il y avait le paysage, l’isolement, les animaux. C’était pour moi un lieu de paix.

Dans Permafrost vous écriviez : « Cette chose si littéraire de faire de sa vie un mensonge. » Pourriez-vous développer cette idée ?

Quand tu es déconnecté de ton cœur, quand tu ne te connais pas, quand tu deviens incohérent, quand ce que tu ressens, ce que tu penses, ce que tu dis et ce que tu fais est en dissonance, tu peux commettre ce grand crime contre soi-même qui est de vivre une vie inauthentique, une vie de mensonges. Cela peut consister à vivre la vie de quelqu’un d’autre, à vivre par inertie, à être un mort-vivant, à subir la vie, etc. C’est, on peut dire, l’un des grands sujets de la littérature.

(Entretien traduit du catalan par Annie Bats.)