L’Alsace, 13 septembre 2024, par Jacques Lindecker
La fécondation in vivo
Pour ses vingt-quatre ans, elle a décidé de tomber enceinte. Pour ce faire, elle organise « une fête d’anniversaire qui cachait en réalité une fête clandestine de fécondation ». Les amis de ses amis sont les bienvenus, elle a besoin de rassembler une « multitude » pour trouver la perle rare, celui avec qui s’envoyer en l’air pour un soir, point barre. « Je voulais être mère célibataire, que jamais un père ne réclame sa part. »
Elle finit par verrouiller sa cible, « il terminait un master et était maître-nageur », un bon coup, « l’animal poussé par le rut, la bête aux muscles aquatiques venue du plus ancien royaume : la vie, la force intelligente ».
Las, sans succès. Une fois encore, sa volonté ne s’est pas faite, « c’est comme si j’avais été élevée pour répondre aux attentes et aux besoins des autres. Est-ce ainsi qu’on élevait les femmes ? ».
Elle se désagrège, son travail de recherche en « démographie et longévité » au département de sociologie de l’université de Barcelone (elle recueille des témoignages en maison de retraite) ne la retient plus, elle n’en peut plus de cette existence urbaine d’« animal captif qui lève le museau et demeure pensif parce qu’il a reniflé les doigts d’un enfant et qu’il a ravalé sa main. » Elle tente le changement de job, manière de se donner un nouvel élan. Elle multiplie les petits boulots, en pure perte. Il lui faut sortir de sa cage, prendre la fuite, « comme s’il n’y avait pas de salut, juste la laine futile du passé ».
Une guerre est déclarée
Direction la montagne, un bled perdu, d’abord dans une auberge, elle se sent soudain « impatiente » : « Les bois et les pierres me font me sentir vivante, étonnamment corporelle », elle aime la compagnie du feu et des randonneurs qui passent, elles les trouvent désirables ces corps aux joues ardentes, aux pieds en compote. Elle se donne à l’un ou l’autre inconnu de passage, et se « découvre adulte, magnifique et solitaire. »
Elle se met également à la marche, elle y prend goût, finit par trouver une maison isolée, ancienne mais solide. Cal Lanut. Son havre de paix, elle va vivre ici, sans salle de bains (« Ça me plaît, cette obligation de me concentrer sur les choses importantes »), aidant au café du village pour se faire un peu d’argent, elle n’a pas besoin de grand-chose. Et avec comme seul voisin un berger, soixante ou soixante-cinq ans, « petit et trapu, les joues tannées, […] dents jaunes et cassées tel du silex. »
Un bon bougre, ivre de solitude. Elle va lui faire son ménage, et un jour il demandera davantage, et elle acceptera. Pour l’argent, certainement, mais pas que, dirait-on.
Et un jour, l’irréparable. Ce qui ne s’est pas produit à Barcelone se produit là-haut, quand elle ne l’attendait plus. Quand ce n’est plus envisageable. Ce qui devait faire son bonheur se transforme en sauvagerie. C’est une guerre, d’une intimité démente, qui est déclarée.
D’une langue flamboyante et acérée, tissant des mots inédits et ancestraux pour dire la condition des femmes, Eva Baltasar raconte les déchirements d’une héroïne qui aspirait à la liberté en se mariant à la nature. Devenant une créature quasi animale, éperdue et perdue.