Le Monde des livres, 20 septembre 2024, par Tiphaine Samoyault

Mille jours d’attente

Tout commence par une photo de rien du tout sur Wikipédia, une vignette représentant une île de petite taille, apparemment toute ronde, couverte de végétation, portant le nom d’Ovide. C’est une île symbolisant toutes les îles, une île parfaite en quelque sorte, dont l’encyclopédie précise qu’elle est sans doute celle où mourut le poète latin en 18 de notre ère, il y a plus de deux mille ans. Le contraste entre ce lieu paradisiaque, posé sur une mer étale, et l’évocation mélancolique et morose que fait l’auteur des Métamorphoses du pays de son exil dans les Tristes et les Pontiques suscite la curiosité de Béatrice Commengé.

Elle veut aller vérifier par elle-même : suivre, par voie terrestre et maritime, l’itinéraire du poète, qui la conduit de l’Italie à l’actuelle Roumanie, en passant par la Grèce et la Bulgarie, de Brindisi à Tomis (aujourd’hui Constanta), dont l’île est proche. Elle prépare minutieusement son voyage, prévu pour mars 2020. Elle veut arriver à bon port le jour anniversaire d’Ovide, le 20. Or, le 17 de cette année-là, on a tous été immobilisés, enfermés chez nous. Assignés à résidence, comme Ovide.

On ne connaît pas bien les raisons de la relégation d’Ovide par Auguste. Faire silence sur sa cause faisait partie de la peine. Dans les lettres adressées à ses amis, le poète n’en parle jamais. Il ne fait que pleurer sur tout ce qui lui manque : les champs pleins de fruits de son pays natal, les saules verdoyants, la vigne et les oliviers. « Sulmo est ma patrie où abondent les eaux fraîches… »Chez les Gètes et les Sarmates, tout n’est que vent et glace, la terre est sans fruits, les campagnes sont nues, « sans verdure et sans arbres », écrit-il encore. Cet exil ne fait pas perdre ses droits au citoyen romain : il conserve ses biens, et c’est en compagnie qu’il se rend aux confins. Mais l’ignorance sur le temps du retour lui est insupportable. « Aucun terme n’était prévu à la relégation d’Ovide et cette absence de borne à sa peine en faisait tout le supplice. » Au cours de son exil, il n’a cessé d’espérer être envoyé ailleurs, sinon revoir sa maison. « Être ailleurs, écrit Béatrice Commengé, c’est se trouver en un lieu où le monde “d’avant” est inatteignable. »

De ne pouvoir se faire, le voyage à Tomis devient intérieur. L’éloignement des espaces favorise le rapprochement des temps. Pendant deux ans, la narratrice de Ne jamais arriver piétine et attend. Elle fait de l’Insula Ovidiu, comme l’appellent aujourd’hui les Roumains, une terre de rêverie où elle concentre toutes ses arrivées et tous ses départs, la traversée d’Alger à Marseille les étés de son enfance, le premier voyage à Rome. Elle y superpose toutes les îles visitées, celle des Pêcheurs sur le lac Majeur, l’ isola San Giulio vue depuis le Sacro Monte d’Orta, l’île de Chios où elle a été un jour chercher les traces d’Homère.

La beauté du livre est de nous faire éprouver le ralentissement dans l’écriture, par ces allers-retours dans plusieurs espaces-temps, la plongée dans différentes échelles du passé, celui d’Ovide, le sien. Béatrice Commengé n’a pas la naïveté de croire que les expériences sont superposables : vouloir se mettre dans les pas d’Ovide ne signifie pas être dans sa peau. Mais pour l’écrivaine voyageuse, amoureuse des lointains et des noms (Voyager vers les noms magnifiques, Verdier, 2014), l’empêchement, l’immobilité forcée accélèrent l’imaginaire, lui font prendre d’autres mesures du monde.

Retardé deux ans, puis trois – Ne jamais arriver pointe cette simultanéité entre le commencement de la guerre en Ukraine et le moment où, en France, on a pu enfin circuler sans masque, en février 2022 –, le voyage a finalement lieu en mars 2023. Le récit, longtemps ralenti, s’accélère en même temps que le périple se précipite : les étapes sont raccourcies pour faire tenir le voyage en une semaine : « Était-ce folie d’aller si vite ? […] Mais c’était mon choix, le choix d’illustrer ce gigantesque bouleversement du glissement des heures sur les paysages… »

La narratrice va de Paris à la mer Noire, où elle peut suivre la côte avec son doigt sur la carte jusqu’à sa frontière avec l’Ukraine ; en passant par Noli et Rome, en suivant la via Appia jusqu’au point où elle va mourir dans la mer, en voguant de l’Adriatique à la mer Ionienne sur le ferry Brindisi-Patras, en traversant la Grèce, la Bulgarie, tout droit jusqu’à Constanta. Pendant ce voyage solitaire, elle éprouve jusqu’au vertige la confrontation des lieux et des temps, avec la certitude que les ciels sont les mêmes, alors que la terre a tellement changé. « Avant le départ, sur la première page de mon carnet, j’avais noté : garder toujours à l’esprit que, lorsque Ovide pleurait à Tomis, un million d’hommes et de femmes vivaient à Rome, et la terre tout entière comptait seulement 170 millions d’habitants. » L’île paradisiaque s’est alourdie des malheurs qui se sont abattus sur le monde. Les mille jours d’attente ont modifié le rêve et, si le voyage a bien lieu, l’île d’Ovide est pourtant devenue le pays où l’on n’arrive jamais.