Toros, 4 décembre 2009, par Miguel Darrieumerlou
François Garcia, un médecin en bleu ciel et or…
Au printemps dernier paraissait un roman captivant, Bleu ciel et or, cravate noire, qui, plus qu’un roman au titre étrange (mais les aficionados, eux, comprennent de quoi il s’agit !), est une tranche de vie vécue par un de ces jeunes Français des années 1960 et 1970, qui pensaient que la corrida pouvait devenir résolument française. Et se lancèrent dans la grande aventure tauromachique en tentant leur chance tras los montes.
Dans le Dictionnaire des toreros français (UBTF, 2003), François Garcia n’a qu’une petite notice à son nom, accompagnée d’une photo réduite, qui disent mal la somme d’efforts, de souffrances et d’illusions déçues de ces jeunes en quête de gloire et surtout d’émotions sur les routes d’Espagne. Et, plus prosaïquement, à la recherche fiévreuse de quelque mauvaise vache à toréer, entre ganaderos peu scrupuleux et apoderados pourris. Flash-back sur l’aventure…
François Garcia est né à Bordeaux, en 1951. La famille est originaire d’Aragon, arrivée en France vers la moitié du XIXe siècle. Chaque fois qu’il y avait un petit mouvement, politique ou social, dans cette région désolée d’Europe, quelques membres de la famille rejoignaient les oncles et les cousins de la communauté espagnole, à Bordeaux. Le grand artiste aragonais de Fuendetodos, Francisco Goya y Lucientes, avait fait de même, quelques décennies plus tôt.
Le père et l’oncle de François Garcia vont aux arènes, notamment pour la fameuse course de l’Oreille d’Or, aux arènes du Bouscat…
« Ce sont mes premiers souvenirs, à l’époque des mano a mano avec Dominguín et Ordóñez, Aparicio et « Litri », Jaime Ostos… Puis mon père a commis l’imprudence de m’amener à San Sebastian et à Madrid. J’y ai reçu quelques chocs supplémentaires. Mais à dix-sept ans, j’ai lait mes premières sanfermines, et là ce choc – la population en liesse, Palomo Linares en piste, avec « Paquirri » aussi… – m’a donné envie d’être acteur et pas seulement spectateur. Ce jour-là, à Pamplona, ce qui était peut-être déjà dans mon inconscient a surgi. Une vraie passion est née, alors que, depuis toujours, je voulais devenir médecin. Ce que je ne renie pas, mais il a fallu y associer cette passion. Et je me suis évertué à combiner les deux, c’est-à-dire les études de médecine et le lait de m’échapper le plus souvent possible pour toréer. Jusqu’au moment où, à la fin de mes études, j’ai eu assez de disponibilités pour être la plupart du temps en Espagne. »
Il se souvient bien de sa première corrida bordelaise, en 1958. Ne serait-ce que parce que, l’année précédente, ses parents l’avaient laissé à la maison, mais lui avaient ramené une photo de Dominguín. Pour sa première, il y avait « Solanito », qu’il retrouvera quelques années plus tard dans la cuadrilla de « Nimeño II », et auquel il rappellera un fameux desplante à genoux qui a marqué définitivement sa mémoire d’enfant. Mais, très vite, le spectacle vu des tendidos ne lui suffit plus…
« À Bordeaux, j’avais un ami d’enfance, Joël Queuille, qui toréait des vachettes et, m’avait-il dit, appartenait à l’École taurine bordelaise. Quand je suis rentré des fêtes de Pamplona, j’ai pris contact avec lui et il m’a fait rencontrer Alain Briscadieu, Cosme Saenz… Les frères Biec fréquentaient aussi l’École, mais n’en étaient pas membres. On faisait des réunions, du toreo de salon, nous avions des contacts avec les autres clubs taurins… mais tout cela nous paraissait un peu immobile et traditionnel. Nous, nous voulions vraiment toréer. Nous, c’était essentiellement Vincent Bourg « Zocato », qui avait seize ou dix-sept ans, et moi. Et puis nous avons rencontré Juan Cubero, le père des toreros, qui était peintre en bâtiment à Bordeaux, et nous avons fondé un club taurin, dans le quartier espagnol, qui nous permettrait de nous entraîner et de toréer. »
C’est un ancien novillero de la région de Valencia, devenu maçon à Bordeaux, Eleuterio Moya dit « Morenito Pinares » – ça ne s’invente pas – qui leur apprend les premiers rudiments du toreo. Mais les tout premiers seulement Il les emmène cependant dans son village, en Espagne, et c’est de là que partiront leurs expéditions pour toréer une malheureuse vache ou un becerro, moyennant finances évidemment…
« Il y a eu des bus à la Dubout, des scènes burlesques, comme je les ai décrites dans mon livre, avec des professeurs, des prostituées, des maçons, des chômeurs… bref, des excursions hautes en couleurs. Nous avons commencé à toréer des vaches en Navarre, dans la Rioja, vers Valencia… Moyennant quelques sous, ou quelques photos qu’on prenait de l’éleveur, on trouvait toujours quelque bétail à toréer. Ensuite, on est passé aux premières mises à mort. J’ai tué pour la première fois a puerta cerrada dans l’élevage de Domínguez, à Funes, en Navarre, en 1972. Tout ça prenait beaucoup de temps. Avec l’afición que nous avions, cette immense envie et cette détermination à vouloir toréer, je pense qu’on aurait fait beaucoup plus dix ans plus tard. Mais on n’avait rien, aucune oreille attentive. Les aficionados français avaient plus le souci d’être bien reçus dans les élevages en Espagne, que de nous donner un coup de main. Dans le Sud-Ouest et jusqu’au festival de Saint-Sever, en 1977, rien n’était possible pour des Français voulant toréer. »
Et ce fameux festival au Cap de Gascogne, il regrette encore de n’avoir pu y participer, car il avait, bien sûr, déjà côtoyé les acteurs de ce spectacle, un des tout premiers où se produisaient des prácticos d’Aquitaine. À l’époque, François Garcia s’était exilé à Madrid. Dans le Sud-Ouest, il n’y avait pas de vrai mouvement de groupe, comme à Nîmes. N’ayant rien à attendre de la France, Vincent Bourg, le futur « Zocato », et lui étaient partis tenter leur chance dans les pueblos de la péninsule. À la paire précitée s’ajoutèrent les trois frères Cubero, dont les parents habitaient Bordeaux : Juan, qui dirige les arènes de Vista Alegre et qui a été banderillero de « Joselito » ; Miguel, banderillero de José Tomás et matador d’alternative sous le nom de Sanchez Cubero José, enfin, le plus jeune, le futur « Yiyo »…
« La première fois qu’il est arrivé dans notre groupe, il portait une chemise américaine. Il avait six ou sept ans. Nous nous entraînions dans une cour de patronage, le Solar Espagnol, tenu par des Jésuites espagnols qui nous toléraient, avec nos capes et nos muletas. Ainsi que le narrateur le raconte dans mon livre, c’étaient le plus souvent les Cubero qui tuaient le toro lorsque nous nous produisions en Espagne. Vincent et moi, nous étions sobresalientes. J’ai donc dû faire deux cent cinquante fois le paseo comme sobresaliente, et Vincent autant ! À chaque fois, il y avait une bonne explication pour qu’on passe notre tour. Il nous manquait toujours un papier… Ou alors on nous disait : Tu verras, dimanche prochain, ça sera toi, etc. Mais tout cela dans un sain esprit de rivalité amicale. Nous sommes d’ailleurs toujours restés amis avec les Cubero. »
Emploi du temps chargé, entre études studieuses et classes pratiques de toreo, entre allers-retours incessants dans la 4L cahotante et désespérantes attentes d’improbables contrats… François se souvient d’avoir pris une rouste monumentale du côté de Valencia, d’avoir roulé toute la nuit, d’être arrivé à huit heures à Bordeaux, juste à l’heure pour passer un examen ! Avec Zocato, c’étaient des aventures picaresques, multipliées…
« Après le toro de Funes, j’en ai tué un en traje corto à Corella, sous l’égide de l’ancien torero navarrais Julián Marín. J’avais pris, là aussi, une grosse raclée, avec dix entrées a matar. La vérité, c’est que le toro m’avait posé des problèmes que j’étais techniquement incapable de surmonter. Je n’avais pas vraiment peur, c’était sans doute de l’inconscience au début. Mais j’avais la peur du regard des autres, peur de mal faire. À l’époque, nous ne passions pas les vacances à la plage ! Nous passions notre temps, d’un dimanche à l’autre, à attendre une opportunité dans des bleds paumés, dans de vieilles pensions, chez l’habitant, dans l’espoir de toréer enfin dans un de ces pueblos perdus. »
Ça, c’est dans une première période. Après, Juan Cubero commence à beaucoup toréer, Miguel également, et François Garcia participe avec lui à un spectacle comico-taurin près de Valencia. Le petit José, dix ans à peine, subjuguait déjà tout le monde par son aisance, son relâchement devant les toros. C’est là que le père Cubero a décidé de revenir vivre à Madrid avec sa famille. François Garcia se retrouve seul…
« Une solitude très difficile à vivre, car là tu as grand besoin de soutien, de quelqu’un qui t’épaule. J’avais bien des copains, à Bordeaux, mais qui me comprenaient plus ou moins bien ! Au bout d’un certain temps, il y a eu un phénomène d’usure, malgré ma détermination et les longues séances de toreo de salon. Au bout de trois ou quatre ans, j’ai fait un constat d’échec. »
Il rentre en France et fait son stage d’interne à La Rochelle. Il avait précocement commencé ses études de médecine, à seize ans et demi, il les achève à vingt-quatre. Il s’essaie à l’écriture mais, de son propre aveu, ce n’était pas très bon. Il part à Paris, y reste six mois mais n’y tient plus et prend le train, direction Madrid. Sans même s’arrêter à Bordeaux…
« Je suis arrivé plaza Santa Ana, dans le quartier taurin bouillant. Commence alors la deuxième époque. J’avais fini mes études et j’ai fait des remplacements dans le Marais Vendéen pendant l’hiver, ce qui n’était pas le plus drôle ni très torero, façon Grand Meaulnes, Mais ça me permettait, à condition de loger à la Pension Burgalesa et de ne manger qu’une fois par jour, de tenir tout l’été. Là, je me suis retrouvé propulsé dans le milieu taurin et j’ai toujours regretté de ne pas suivre le conseil du père Cubero : il me disait de m’inscrire à l’École Taurine de Madrid qui ouvrait, en 1976-1977, et où étaient déjà inscrits ses fils. Il m’avait présenté à Arranz. J’ai fait la connaissance de Curro Caro, d’Alain Bonijol, de « Chinito »… et j’ai passé deux temporadas avec eux. J’ai toréé ainsi dans un festival à Chinchón, en 1977, j’ai participé à des capeas d’enfer, des novilladas sans picadors dans la montagne… »
Et c’est à nouveau l’expérience des pensions miteuses, l’œil sur le téléphone qui ne sonne jamais, les promesses rarement tenues, son costume de lumières tout de guingois, qui ne lui va pas du tout, mais qui reste un traje de luces…
« Quand je vois tous les efforts que nous faisions, les autres et moi, par rapport aux conditions offertes aux débutants actuels… J’en suis ravi pour eux, mais nous avons ouvert la voie. En bataillant vraiment, car c’était très difficile. Il fallait s’accrocher. Et c’est le sujet du livre : ne pas renoncer. »
À vingt-sept ans, il renonce pourtant. Il est médecin, certes, mais il doit remiser ses rêves adolescents de faenas cumbres et de vueltas fleuries. Il comprend qu’il a été jusqu’au bout de ses possibilités, qu’il n’a pas le bagage pour aller plus haut. Alors qu’en passant par l’École Taurine de Madrid, peut-être… Bleu ciel et or, cravate noire est l’histoire, à peine romancée, de ce parcours fiévreux. L’écriture donc, une autre passion ancienne, qu’il va désormais assouvir, en même temps qu’il va redevenir spectateur aux arènes.
Rentrant de Madrid, il rencontre sa future épouse, actuellement Conservateur au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, s’installe dans le quartier espagnol de son enfance et monte son cabinet médical. Quasiment en face de l’endroit où il avait monté sa peña avec les Cubero. Il y reste vingt ans, ne peut s’empêcher de partir donner des cours d’homéopathie à l’Institut Franco-Espagnol de Madrid et, y ayant rencontré Olivier Mageste, ancien novillero français, découvreur et premier apoderado de Fernando Cruz, il repique au truc. Ça s’appelle une addiction grave et c’est incurable… Il prend une grosse rouste dans un tentadero le matin, et une seconde l’après-midi, histoire de vérifier qu’il a toujours un corps et les bêtes bravas des cornes. Trois jours au lit, à cinquante ans, le corps couvert d’hématomes, le cabinet fermé par obligation… Famille et amis lui ont assuré qu’il avait le droit de s’arrêter de faire le torero ! D’autres auraient usé d’un autre terme moins élégant, mais plus compréhensible…
L’écriture, toujours. Et le moment où il trouve le ton et le rythme justes. Il se lance alors dans Jours de marché, pour témoigner notamment de cette communauté espagnole ancienne et nombreuse, celle de son enfance. Ces halles de Bordeaux au décor romanesque, pleines de personnages truculents, burlesques, avec des histoires tragi-comiques… Une chronique où le narrateur est un orphelin d’origine espagnole, une belle étude de caractères au travers d’une saga historique, que j’avais signalée en son temps dans ces mêmes colonnes. Un premier roman et un coup de maître publié en 2005 (l’ouvrage vient d’être réédité en format poche), Jours de marché obtient coup sur coup deux prix littéraires. Un gros tirage, une réédition, des ventes qui se poursuivent… Cela s’appelle un gros succès. Bleu ciel et or, cravate noire, publié chez Verdier, est sur la même voie. Un mois seulement après sa parution, il a dû être réimprimé, tirage initial épuisé. Après un seul article de presse. Ces deux ouvrages, écrits à la cinquantaine, François Garcia en était porteur depuis longtemps…
« Cela s’est imposé à moi, il fallait que je raconte ces histoires. Le narrateur de Bleu ciel et or… s’appelle Paco Lorca, il a beaucoup de similitudes avec François Garcia. Mais ce n’est pas à un exercice narcissique auquel je me suis livré, ni à une réminiscence pour me soulager de tous ces souvenirs. N’empêche que j’ai toujours été fasciné par les caractères humains et les démarches humaines. Et celles de tous ces gars qui font tant de sacrifices, tant d’efforts pour tant de douleur et si peu de récompense, oui, ça m’a fasciné. Même s’il y a l’amour du toro, du toreo bien fait, les goûts esthétiques et artistiques, toute cette passion, cette poésie pour un monde riche et picaresque, que d’ailleurs j’ai voulu décrire… Je voulais témoigner de la démarche de ces garçons. Quelle était la démarche humaine qui amenait jusqu’à cette folie de se mettre face à un monstre de 500 ou 600 kg ? Tous les parcours initiatiques, l’apprentissage qu’il faut faire, devenir professionnel, c’est-à-dire admettre le risque, maîtriser la peur, connaître la technique… Tout cela, ce mode d’expression, dont je suis convaincu qu’il n’a pas ses origines uniquement dans la misère sociale des années 1960 ou 1970, me passionnait. De même que je m’intéresse à ce qui peut être révélé du caractère humain dans la médecine, en m’y prenant d’une autre manière, par l’écriture, c’est ce qui m’intéresse dans la démarche extrême et fascinante de la tauromachie.
« Pour être dans un langage de plus grande vérité, il faut toujours trouver le bon sitio. Le sitio par rapport au mot, comme on le trouve par rapport au toro, trouver aussi le style et la forme qui conviennent pour révéler avec le plus d’authenticité ce qui est le plus susceptible de toucher l’autre. J’ai essayé d’adopter un ton poétique et familier, si ce n’est pas trop prétentieux. Il y a toujours ce ressassement, cette même préoccupation qui est l’épaisseur humaine des individus. J’illustre des scènes tragiques, ou burlesques, mais mes personnages ne sont jamais abjects, ils gardent toujours leur humanité. Même ceux qui font des choses pas bien. »
De l’aveu de François Garcia, il y a 90 % d’histoire vécue dans Bleu ciel et or, cravate noire, même si la nécessité romanesque implique une certaine torsion de la réalité. Les personnages, eux, sont directement inspirés des personnes avec lesquelles il a vécu toutes ces aventures : les frères Cubero, Zocato, d’autres bien sûr… Quoique très pris professionnellement, il a un prochain ouvrage en gestation, qui commence à sédimenter, selon ses propres termes. Plus il écrit, plus le médecin-torero-écrivain apprend la patience.
Pour conclure, je lui ai demandé classiquement sa définition de notre cher spectacle…
« La corrida ? Une expression artistique et populaire. Des gens qui n’ont peut-être pas l’usage du verbe, mais qui peuvent quand même s’exprimer avec leur corps pour créer de la beauté, d’une façon très essentielle. C’est-à-dire qu’on ne peut pas tricher dans la corrida. On peut tricher en écriture, ou en peinture, ou pour rattraper un accord en musique, mais pas dans la corrida. On est obligé de se donner pour livrer la plus grande authenticité, la plus grande vérité, celle qui touche les spectateurs. D’où le fait que, de temps en temps, ils sautent sur leur siège. Ce n’est pas une exaltation barbare, ni par jouissance perverse, mais c’est parce qu’il y a une libération. Tant de beauté après avoir frôlé la mort… »