Libération, 11 octobre 2024, entretien réalisé par Frédérique Fanchette

« Je réveille les esprits des morts »

Avec Le Champ, l’écrivain autrichien revient dans son village natal et revisite son enfance à la lumière d’une découverte tardive . Là où le père cultivait des tonnes de céréales, avait été enfoui le cadavre d’un génocidaire nazi en 1945. Rencontre à Paris.

Dans L’Ukrainienne, livre paru en VO en 1983 et en France en janvier 2022, l’Autrichien Josef Winkler racontait le destin tragique de Nietotchka Vassilievna Iliachenko, paysanne victime des dictatures stalinienne puis hitlérienne. Cette femme établie dans une ferme de Carinthie, région du sud de l’Autriche, connue pour être le fief du défunt leader d’extrême droite Jörg Haider, avait logé pendant un an le jeune écrivain en rupture avec sa famille. Par une fenêtre de sa chambre, il pouvait voir au loin sa vallée natale. Et c’est son village, en forme de croix, reconstruit ainsi au XIXe siècle pour expier une faute collective – il avait été complètement brûlé par des adolescents incendiaires – que l’on retrouve dans le dernier roman de Winkler.

Avec le Champ, l’écrivain né en 1953 retourne à ses obsessions familiales, il poursuit les deux ouvrages consacrés à ses parents après leur mort – Requiem pour un père et Mère et le crayon– si bien que des motifs se retrouvent dans ce nouveau roman mais comme portés par un souffle plus libre, plus ironique. C’est qu’entre-temps un nouvel élément a permis la réouverture du dossier comme on dit dans le domaine judiciaire. Tardivement Winkler a appris quelque chose qui l’a stupéfié, et a coloré d’amertume et de colère le passé paysan familial. Dans l’un des champs cultivés par le père, avait été enterré à la va-vite un grand criminel de guerre nazi, rouage essentiel de la destruction des Juifs de Pologne. Odilo Globocnik s’était caché dans les environs à la chute du régime hitlérien et s’était suicidé au cyanure après sa capture par des soldats anglais.

Le roman s’ouvre comme une lettre au père. Winkler s’adresse à son « tate », mot autrichien pour dire papa : « Pourquoi omettais-tu de nous raconter quelle terre nous foulions quand, aux Pâtis-aux-Porcs, nous passions par-dessus le squelette de ce chien sanguinaire nazi qui se faisait appeler “Globus” et “König” et lançait d’un air crâne “Deux millions on en a liquidé !” quand, enfants, avec les parents, la fille de ferme et le valet de ferme nous récoltions les patates et le seigle pour notre pain noir quotidien et le blé pour notre pain blanc et l’avoine pour la mangeoire de tes bêtes de trait… » On se laisse emporter par le flux des longues phrases de Winkler, sa marque. Bernard Banoun souligne dans la postface le défi que cela représente pour lui, son traducteur. De passage à Paris fin septembre, l’écrivain a répondu à nos questions, en commençant par affirmer : « J’ai vu tardivement ce cadavre se dresser hors de la terre, mon enfance est revenue subitement, et c’est donc la naissance du livre » et en effectuant de nombreuses échappées.

Entretien

Comment avez-vous appris qu’Odilo Globocnik avait été enterré dans le champ familial ?

Par un livre d’histoire et par un oncle lointain. Odilo Globocnik était du coin. En fait les gens savaient mais n’en parlaient pas et visiblement ce parent connaissait même l’endroit du champ. Mais je n’ai pas de prétention historique, moi mon inspiration vient de la littérature, elle est mon archive. Tout ce que je lis c’est de la littérature, c’est ma source, c’est de ça que je me nourris, et je lis beaucoup d’auteurs classiques et contemporains. Ce qui m’intéresse ce sont les phrases, les grandes phrases, par exemple chez Peter Handke. Quand je lis des grands textes j’étudie phrase par phrase.

Vous avez déjà écrit un livre à la suite de la mort de votre père, Requiem pour un père, puis Mère et le crayon. Pourquoi ce retour à l’histoire familiale ?

Sur le plan du contenu, mon univers est très restreint, il tourne toujours autour de la même chose. J’ai fait un voyage au Mexique et au pied d’un volcan, dans un cimetière, j’ai vu des gens, près des tombes, enfoncer des barres dans la terre pour réveiller les esprits des morts et moi je considère que je fais un peu la même chose dans mon petit cimetière, je réveille les esprits des morts. Quand j’étais petit, j’imaginais que je rentrais dans la terre et ressortais par le côté opposé, peut-être que ça a quelque chose à voir. Parfois je suis un peu gêné de ne me préoccuper que de ce petit cimetière par rapport aux écrivains qui voyagent de par le monde, qui ont de grands sujets, mais d’un autre côté c’est ce que je peux faire et je le fais sans vergogne. Mes livres viennent de la littérature française : Jean Genet, Camus, les surréalistes, Saint-Exupéry, Flaubert. Adolescent, j’étais dans une école où les livres ne jouaient pas vraiment un grand rôle et ce qui me fascinait déjà ce n’était pas leur contenu mais la langue. Ma première lecture a été la Peste, j’avais quatorze ou quinze ans. Une phrase de Camus est très importante pour moi : « Avoir la force de choisir ce qu’on préfère et de s’y tenir. Ou sinon il vaut mieux mourir. »

La mort est omniprésente dans votre œuvre, sur la quatrième de couverture du Champ, il est mentionné que vous avez été élevé dans « la culture de la mort »…

Pour moi, la scène cruciale c’est quand ma tante m’a montré le visage de ma grand-mère morte, j’avais trois ans, c’était ma grand-mère maternelle qui avait perdu trois fils à la guerre, et c’est donc de ce moment-là, capital, que remonte ma mémoire. Mais si cette culture de la mort se terminait se serait grave pour moi parce que je ne pourrais plus écrire et là l’influence de Jean Genet a été très forte, car quand je l’ai lu, j’ai vu qu’il avait une fascination pour la mort sans aucune honte. Mon deuxième grand écrivain français est Julien Green, je connais tout de lui, surtout son journal, il est enterré à l’intérieur de l’église de Klagenfurt[à soixante kilomètres du village natal de Josef Winkler, Kamering, ndlr].Et quand j’ai du mal à écrire je vais rendre visite à mon copain Julien Green en imaginant que ça ira mieux et en fait ça ne va pas forcément mieux mais au moins je me l’imagine. Il y a eu une seule rencontre entre Julien Green et Jean Genet, ils ne se sont pratiquement pas parlé, ils se sont serré la main et Genet a dit : « Vous avez un beau nom monsieur ».D’un côté c’était le dieu, de l’autre côté le diable. Quand j’ai écrit Le Livret du pupille Jean Genet, je me suis rendu sur la tombe de Genet [au Maroc, ndlr]. Je ne vais pas dans les archives, je vais là où la vie s’est déroulée. Peter Handke a écrit soixante, soixante-dix livres, on ne peut pas imaginer qu’il soit allé travailler dans les archives, Thomas Bernhard c’est pareil, tout ce qui est grand vient de l’intérieur et on va le chercher dans la vie. Pour mon livre sur l’Inde j’y ai séjourné des mois, j’ai observé des centaines d’incinérations et en fait je les ai concentrées en trois ou quatre incinérations que je décris. Ce qui m’intéressait sur les rives du Gange, c’est bien sûr les rites funéraires, mais aussi l’intrication de la vie et de la mort, les gens qui vivent là, les enfants qui courent là, certains urinent sur les cendres chaudes, les vaches et les veaux mangent les guirlandes de fleurs.

Concernant le champ, il y a aussi la vie (la production agricole) et la mort. Ce qui ne passe pas c’est le silence ?

Sur ce champ, on a cultivé des céréales, depuis ce sol où était enterré ce seul cadavre, il y a eu des tonnes de céréales conduites au moulin, qui s’appelle Kunstmühle Zeiler. Le moulin est désaffecté, mais il y a toujours le nom écrit. Et donc en Carinthie région ou le populisme a beaucoup de succès, d’où vient le leader d’extrême droite Jorg Haider, il y avait là ce cadavre et la farine diffusée dans le pays entier. C’est pourquoi cette extrême droite ne passe pas.

Est-ce que vous aviez conscience quand vous étiez enfant de l’imprégnation des idées d’extrême droite ?

C’était principalement le Jour des morts que tout ça remontait. Les frères du père venaient et ces trois nazis parlaient de leurs aventures de guerre pendant qu’à côté ma mère faisait les escalopes viennoises. Il y avait d’un côté ceux qui s’amusaient en racontant leurs histoires de guerre et de l’autre ceux du côté maternel qui s’étaient effondrés, s’étaient murés dans le silence après la mort de trois garçons au front. Et au milieu se trouvaient les enfants auditeurs. Quand les trois nazis allaient admirer dans l’étable le taureau distingué à la foire agricole, moi et mon frère on prenait une casserole, on la mettait sur la tête et nous nous vautrions par terre en roulant, en imitant leurs aventures de guerre et dès que nous entendions les trois idiots revenir on se remettait bien sages sur le banc. On ne les prenait pas au sérieux. Mais ça ne veut pas dire qu’on a grandi dans un foyer nazi, personne n’a tenté de nous embrigader.

Vous n’êtes pas le seul écrivain venant de la paysannerie, il y a par exemple Reinhard Kaiser-Mühlecker. Est-ce une spécificité autrichienne ?

La plupart des écrivains autrichiens viennent de la province : Peter Handke, Ingeborg Bachmann, Gert Jonke, Christine Lavant… Ils ont tous grandi dans des villages. De Handke j’admire les épopées narratives, Handke a besoin de 60 pages pour sortir de son jardin, ensuite pour aller à la gare, on en est à 100 pages et ensuite il prend le train; le train s’arrête, les gens descendent, on en est à 250 pages, et dans l’intervalle il y avait aussi à la gare trois mendiants et Handke les décrit comme si c’était des saints. Et voilà une autre manière de parler de cette fascination. Un jour en Hollande j’ai vu au bord de la mer mais pas tout près de l’eau une famille de hérissons, les petits étaient très mignons, j’ai trouvé ça extraordinaire. Et puis de retour chez moi, dans le livre de Handke, La Perte des images, il y a un moment où Handke décrit justement une famille de hérissons et je ne peux pas exprimer ça avec un discours philologique, mais depuis je vois la famille de hérissons à travers la description de Handke de même que je retrouve dans la description de Handke la famille de hérissons que j’ai vu moi-même et c’est ça la littérature. J’aurais peut-être oublié cette famille de hérissons si je ne l’avais pas retrouvée chez Peter Handke, ce qui m’intéresse c’est cette espèce de va-et-vient.

Est-ce que vous écrivez des nouvelles ?

Ça ce sont des nouvelles [il montre son livre, ndlr].C’est un assemblage de nouvelles, je fais comme si c’était un roman, mais ce sont des illusions, des trucs. C’est comme un tapis de prose avec des motifs qui se répètent. Je sais nouer ces choses-là, je sais à quel endroit je peux faire des nœuds pour donner une forme plus longue, le roman, en fait ce sont un tas de vignettes, de rosaces qui sont juxtaposées, de motifs noués.

Dans vos livres vous incorporez souvent des extraits de textes d’autres écrivains, ici de la poète yiddish Reyzl Zychlinski, pourquoi ?

Ce sont ceux qui m’accompagnent. La littérature vient de la littérature et je prends l’exemple de Lautréamont, de sa fameuse phrase qui a inspiré les surréalistes: la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. De cette phrase sont sorties des centaines, des milliers de pages du surréalisme, ces auteurs sont des compagnons. J’ai beaucoup lu Lautréamont, Raymond Roussel, Aragon, la modernité française m’a toujours fasciné. L’une des raisons est que dans la littérature française les écrivains pensent par images et moi je pense justement ainsi, dans mon livre il n’y a pas une phrase qui ne soit pas une image.

Quelle était la position de votre père face à un fils écrivain ?

J’ai vécu auprès de mon père, quand j’ai écrit mon retour de l’enfant prodigue, Le Serf, [son premier livre traduit, ndlr], j’étais à la ferme. C’était après L’Ukrainienne. L’écriture du Serf, ça a été à un moment où mon père a commencé à comprendre et à apprécier ce que je faisais, et environ dix ans plus tard quand il a transmis la ferme à mon frère, au moment de la signature de la cession il a dit qu’à moi il avait transmis sa ferme sous forme d’histoires. Et ça a donné Quand l’heure viendra, livre dans lequel trente-six histoires de morts sont décrites. Mais au lieu de céder sa ferme à mon idiot de frère, il aurait dû me la léguer à moi, je l’aurais ruinée, anéantie.