Le Temps, 3 octobre 2024, par Isaure Hiace
Un champ de terre et de mots
Josef Winkler a découvert récemment que le champ communal où travaillait son père, en Carinthie, avait accueilli la dépouille d’un criminel nazi. Il y voit la source des maux familiaux et de son écriture
Le champ, qui donne son titre à ce roman de Josef Winkler, le onzième à être traduit en français, est celui des origines: celles du mal qui nourrira le silence et le tabou, mais aussi et surtout celles de l’œuvre. Ce champ, c’est celui du Pâtis-aux-Porcs, un pré communal situé à Kamering, en Carinthie, village natal de Josef Winkler. L’auteur autrichien, aujourd’hui âgé de soixante et onze ans, a découvert il y a quelques années seulement que dans ce champ, utilisé par plusieurs fermiers dont son père, avait été enseveli l’un des pires criminels nazis, Odilo Globocnik.
Ainsi, ce champ cultivé par le père nourrissait l’enfant Winkler. « Tu voulais avec le lait contaminé des Pâtis-aux-Porcs, dans la circulation du sang de l’Histoire, produire notre fromage et le beurre que nous étions obligés d’ingurgiter », écrit l’auteur à son tate – « père » en dialecte –, « pour que le beurre contaminé et le fromage contaminé puissent être transmis aussi à la prochaine génération et à la suivante encore ». En même temps que ce secret originel a contaminé la famille et au-delà, il a nourri l’œuvre de Josef Winkler, sans même que celui-ci en ait conscience. Il est en effet troublant de constater à quel point tout était déjà écrit pour le romancier que Josef Winkler deviendrait, contenu dans son enfance.
La volonté de comprendre
Dans ce récit, Josef Winkler choisit la forme d’une lettre au père, rappelant Kafka – l’écrivain autrichien vient d’ailleurs de remporter le Prix Franz-Kafka pour l’ensemble de son œuvre. Cette relation complexe entre le fils et le père, à la fois formatrice et destructrice, était déjà au centre de plusieurs œuvres de Winkler. Mais ici, l’auteur use d’un ton nouveau pour s’adresser à son tate, comme si toutes les œuvres précédentes lui avaient été nécessaires pour le trouver: si la rage n’a pas disparu, la tendresse la tempère et c’est la volonté de comprendre qui domine.
Les mots se font ainsi incantation lancinante à ce père qui n’est plus: « par mes mots, je [suis] de nouveau suspendu à tes lèvres […] par les mots [je te] débusque encore une fois dans ta tombe, car voilà trop longtemps que tu reposes-en-paix-et-dans-la-mort-amen ». On ne peut qu’être profondément ému en lisant la recréation littéraire de ce lien qui nourrit cette quête essentielle: « Ça m’a aidé, mon tate, et ça continue de m’aider, et donc j’écris, et pour cette raison je ne cesse pas d’être ton fils et tu ne cesses pas d’être mon père, si je puis le dire ainsi jusqu’à être étranglé par mes propres mots et qu’ils arrivent, enfin, à me donner […] le coup de grâce. »
Une vie sans mots
Le Champ est comme un condensé de l’œuvre winklérienne, où l’on retrouve les thèmes qui hantent ses livres précédents, les façonnent. La mort et la fascination pour les rites funéraires d’abord, comme ce souvenir, le tout premier, « du visage blême et flétri » de la grand-mère qui apposa sur le jeune Winkler « l’estampille de la mort ». Il y a le village, Kamering, rebâti en forme de croix après avoir été incendié, et toute son étroitesse. Le travail au champ aussi, les récits de guerre du père et le silence de la mère qui aura passé « une vie sans mots ».
Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore l’auteur autrichien, ce livre peut être une porte d’entrée dans cette œuvre riche, et pour ceux qui sont déjà des familiers, c’est un voyage à travers elle, mais un voyage inédit car tout semble ici être à sa juste place, dans un équilibre qui est peut-être une forme d’harmonie. La langue, admirablement rendue par la traduction de Bernard Banoun, le matérialise: elle cherche, mot après mot, image après image, à libérer son auteur. Et si le salut n’est pas possible, Josef Winkler continue à essayer: « Je vais tuer l’enfant que j’étais pour qu’un jour, dût-ce être sur mon lit de mort, mon âme d’enfant trouve la paix! [Si] aujourd’hui je n’ai plus cet espoir, je vais devoir continuer à écrire là-dessus, que ce soit dans mon pays ou à l’étranger. »