Les Lettres françaises, novembre 2024, par René de Ceccatty

La Rome immortelle et avilie de Dolores Prato

La redécouverte tardive de Dolores Prato (1892-1983), romancière dont l’œuvre principale a été récemment traduite en français sous le titre Bas la place y’a personne nous permet désormais de connaître ses interventions journalistiques qui avaient pour sujet la capitale italienne et son évolution. Même si ses descriptions sont d’une grande précision historique et parfois même politiques, sur l’évolution de Rome et les différentes strates qui la composent, elles instaurent un rapport très personnel, très sentimental à une ville que le temps a malmenée, mais dont il n’est jamais parvenu à ternir la splendeur.

Rome joue en effet un rôle très particulier dans la relation que les Italiens entretiennent avec leur Histoire, dont les ruines et les palais exposent les différentes étapes, en rappelant les luttes de pouvoir, les esthétiques diverses, de l’Antiquité à nos jours, en passant par le christianisme tardif, le Moyen Âge, la Renaissance (Du Bellay, déjà, dans ses Regrets avait la nostalgie d’une autre Rome) et le Risorgimento. C’est donc bien un manuel d’Histoire que peut parcourir le promeneur.

Bien des écrivains, italiens et étrangers, mais aussi bien des voyageurs ont tenté de « lire » ce livre de pierres en flânant ou en procédant à des recherches systématiques. Et Dolores Prato fait tout cela à la fois. Plus rêveur, Giorgio Vigolo avait animé dans de nombreux récits de ses propres fantômes la géographie romaine. Les romanciers proprement romains (d’adoption comme Pasolini, dans Histoire de la cité de Dieu, ou enracinés, comme Moravia dans ses Nouvelles romaines et nombre de ses romans, comme La Romaine ou Le voyage à Rome, ou bien sûr Elsa Morante, dans La Storia, ou encore plus récemment Marco Lodoli et Nicola La Gioia) avaient déjà tenté de donner de Rome l’idée d’un monde toujours menacé et prêt à renaître de ses cendres, tout comme les cinéastes (de Fellini à Sorrentino).

À partir de Giuseppe Gioacchino Belli (1791-1863) et de ses sonnets satiriques, les poètes fascinés par Rome ont été nombreux jusqu’à nos jours (Sandro Penna, Valentino Zeichen, Patrizia Cavalli). Mais évidemment chacun développait un rapport subjectif et non systématique avec la ville. La démarche de Dolores Prato est différente : elle part du principe qu’une certaine Rome a été détruite, dès lors que le site a été choisi pour être la capitale du pays. Longtemps fief du pouvoir clérical, elle triomphait avec ses multiples églises. Mais Dolores Prato y regarde de plus près et voit, derrière ou sous les églises, des temples païens et parfois, du reste, des saints de fantaisie, des noms qui ont été attribués à des fantômes et qui ne désignaient pas plus des saints que des êtres humains. On est, dès lors, non seulement dans une ville aux croyances syncrétiques, mais dans une enveloppe vide, toutefois, assurément, non dénuée de faste et de beautés.

Tout y est secret, masque et même mensonge, dira-t-elle. Mausolées, sépulcres, rituels, fêtes commémoratives et populaires, tout y est aussi mystère. À commencer par sa désignation qui en cache une autre. Car Rome a un autre nom, définitivement secret, et des génies tutélaires qui prennent mille formes. Les souvenirs lointains, transmués, contradictoires des cérémonies païennes antiques, mêlées aux influences égyptiennes et magiques, sont brouillés. Les dates commémoratives (fondation et mille autres occasions) sont d’origine douteuse et pourtant restent tenaces. Et les observateurs se perdent en interprétations des symboles. Pourquoi ce saint ? Pourquoi cette statue travestie ? Pourquoi cet objet initiatique ? Peu importe, la tradition demeure inébranlable, invitant le peuple à la maintenir, même s’il n’en connaît plus la raison. Et, bien que Dolores Prato n’en parle pas, le cinéma a certainement contribué à magnifier les mystères de ces cérémonies, mi-ésotériques mi-populaires. Qui a oublié la séquence de la fête de « Noantri » de Fellini-Roma ?

Même si la romancière déplore l’amnésie des habitants et la destruction de la ville qu’elle compare « au corps d’un martyr : brisée, dispersée, ses débris exposés sous forme de reliques », elle ne peut nier la persistance de l’enchantement romain jusque dans les zones qui semblent le plus contaminées par un prosaïsme vulgaire et anonyme. Ainsi, par exemple, le quartier des Parioli, sorte de Neuilly petit-bourgeois, n’échappe pas, du moins pour un œil aussi sensible que celui de l’écrivain, à une rémanence de poésie : « Voici une de ses rues : via Denza, qui monte en ondulant à travers ces hauteurs aristocratiques ; son mouvement ascensionnel, c’est déjà Rome ; c’est déjà Rome la lumière qui en découle ; c’est déjà Rome le raccourci en escalier qui débouche soudain d’en bas, au milieu des cyprès ; quelques arbres rescapés des anciennes vignes, quelques pins, d’une envergure de nuage bien qu’emprisonnés entre les murs, sont sensiblement la vieille Rome ; quelques murets d’enceinte sont teints de ce qui fut la couleur naturelle de la ville ; un portail de campagne, survivant dans la simple grandeur d’un géant, se tourne un peu de côté presque honteux de sa masse… » Pour la petite histoire, il se trouve que cette rue, Denza, était habitée par une autre grande romancière redécouverte récemment, Goliarda Sapienza (1924-1996)…

Le premier mot du livre est déjà étrange et symptomatique: « Qui est Rome ? » s’interroge Dolores Prato. « Qui est Rome ? » et non « Qu’est Rome ? » Oui, il était impensable de se représenter la ville autrement que comme une personne, un être humain. Un peu comme Venise. Que de voyageurs se sont adressés à la cité des Doges comme à une femme, une déesse, une divinité. Il en est de même de Rome. Et évoquant le Tibre qui la traverse et recèle tant de trésors dans son lit, Dolores Prato se souvient du jour où une sculpture fut renflouée, une sorte de mère nourricière, protectrice et menaçante à la fois, solide et précaire aussi, telle la ville, ruine éternelle. « Il en sortit une énorme statue de la déesse Rome, vêtue de sombre, aux cheveux d’un noir de jais et le visage si pâle qu’on lui apprêta un fauteuil en bois sur lequel elle repose encore aujourd’hui. » Rome avait donc un nom secret, transmis de pontife en pontife, qui tous, dans un cérémonial clandestin, murmuraient, sans aucun auditoire, aucun spectateur, aucun fidèle, ce nom devant « l’autel du sacrifice ». Comment n’y pas voir le maintien de rituels alchimiques venus de l’Antiquité, par quelles transfigurations successives, jusqu’à l’oubli même de leur origine ?

À l’instar de Paris, de Vienne ou de New York, Rome tient aussi son ravissement de la présence d’un fleuve : le Tibre blond, « biondo Tevere », autrefois rivière d’or, et désormais « cloaque urbain ». L’or du Tibre venait à la fois du sable de son lit, mais aussi des paillettes qui étaient répandues par les cortèges funèbres lors de solennelles obsèques, donnant lieu à la traversée de la ville. Ce fleuve permettait aussi de faire perdurer une sorte de licence innocente que le puritanisme catholique ensevelit sous l’hypocrisie, étouffant ce que la ville avait de joyeusement insolent, sans y parvenir toutefois entièrement : « Détruites des coutumes pittoresques et saines. Les Romains nageaient dans le fleuve complètement nus, survivance d’un paganisme jamais étouffé sous les feuilles de figuiers. Le gouvernement royal voulut aussitôt des braies comme pour les nus de la chapelle Sixtine. Après avoir ramé et nagé, nos mariniers qui s’allongeaient sur la berge, ressemblaient à des statues de bronze. »

L’omniprésence de l’Église trouva un moyen de perpétuer, malgré tout, la sensualité moirée de ces habitudes, car dans les cérémonies religieuses « s’unissaient la pourpre et l’or des siècles, où la liturgie parlait aussi avec les couleurs, à ses briques et ses travertins patinés par le soleil, jusqu’aux tons variés du vert dans lequel elle était noyée, aux fleurs des nombreux jardins qui l’unifiaient. »

Il n’est évidemment pas de livre sur Rome qui s’en tienne à la surface. Il faut descendre sous terre et savoir sur quoi est édifié ce qui nous apparaît à la surface. Pas d’urbaniste, pas d’architecte sans travaux d’archéologie. Ainsi Sainte-Marie-Majeure qui trône sur l’Esquilin et qui fut construite au IVe siècle tout d’abord, en plein christianisme primitif, fut longtemps, après de multiples ajouts et reconstructions, une basilique perdue au milieu des vignes, surplombant une nécropole où s’entassaient les cadavres des pauvres. « Des volées de corbeaux pleuvaient sur cet espace et des hordes de chiens affamés le fouillaient et le retournaient. » C’est là aussi qu’officiaient des bourreaux pour les peines capitales.

Un leitmotiv de Dolores Prato est que jamais son passé païen ne fut totalement oublié par Rome. Ainsi analyse-t-elle un curieux détail d’une fête de la basilique Saint-Pierre. L’apparition d’un « gros ballon ovoïdal, ajouré comme s’il était fait d’un filet à larges mailles et recouvert de branches de buis ». Il n’en fallait pas plus pour qu’on en fasse un filet de pêcheur, étant donné le métier de l’apôtre du Christ. Mais cette explication populaire est d’un rationalisme probablement trompeur. Dolores Prato préfère l’interpréter d’une façon plus métaphysique où toutes les sensations se confondent : « À moi, il a toujours donné l’impression d’être la forme du son qui naît de l’immensité de la basilique et dont on ne sait de quoi il est fait. […] Ce bruit tient un peu de celui de la mer, un peu de celui du vent dans les chênes, mais aucun bruit qui ne soit pas celui des forces de la nature ne lui ressemble. Saint-Pierre est un immense coquillage, où le murmure est aussi pérenne que l’écoulement du temps. […] L’étrange objet suspendu aujourd’hui à l’entrée de la basilique a la forme de ce son : un son sans angles, sans réfractions, un son qui tourne comme la terre, comme le ciel, comme l’air a l’intérieur du coquillage. »

L’un des chapitres les plus beaux de ce livre profond est consacré au Panthéon, monument païen demeuré intact et ayant longtemps échappé à sa transformation en église avant de devenir « la Madonna rotonda ». « Un Olympe sur terre », que les chats égyptiens et les mystères du Nil (les colonies égyptiennes avant d’être persécutées et renvoyées de Rome) contribuèrent à rendre encore plus énigmatique sa coupole dotée de pouvoirs bénéfiques.

À une année du prochain Jubilé (en 2025) qui annonce de nouvelles marées de pèlerins qui vont rendre Rome infréquentable pour les amateurs de mystère et pour les Romains eux-mêmes, on ne peut lire qu’avec empathie ce que Dolores Prato écrit sur cette célébration (tous les quarts de siècle) de l’Année Sainte (année d’indulgences concédées par le pontife aux fidèles qui auront fait le voyage et chemineront d’église en église). Les voyageurs, se plaint l’auteur, seront privilégiés par rapport aux résidents et aux dépens de Rome elle-même. « Ils arriveront à Rome, dans la ville avilie plus que sainte. Tout pour l’Année sainte, rien pour elle. »