L’Humanité, 5 décembre 2024, par Alain Nicolas
Quand Josef Winkler laboure la culpabilité autrichienne
La découverte des ossements d’un exterminateur nazi dans le champ familial remet en marche l’exploration d’une mémoire enfouie et la chronique d’une libération.
De livre en livre, Josef Winkler ne cesse de fouiller le sol et la mémoire de son pays, des générations qui l’ont précédé, de chercher à comprendre comment on peut vouloir se blottir dans les bras de ceux qui se sont tus, qui ont marché, semé, vécu avec sous leurs pieds l’horreur. Dans le Champ, il revient dans ce coin de Carinthie dont il est originaire, la haute vallée de la Drave.
Plusieurs de ses livres ont eu pour théâtre Kamering, un « village en forme de croix », détruit par un incendie allumé par deux enfants, il y a plus de cent ans, et reconstruit, en guise d’expiation, à l’image du Crucifié. Comme si le Christ souffrant était inscrit dans le dessin même des lieux, signe d’expiation, de conjuration ou de réprobation. Winkler y est né et y a vécu jusqu’à l’âge adulte sans savoir qu’une autre malédiction hantait l’un des champs de la ferme familiale.
C’est ce secret qui provoque l’appel au père, sur quoi s’ouvre le dernier roman de Josef Winkler « Gentil tate ! Méchant tate ! Pourquoi, pourquoi le cachais-tu ? » Le « tate » – papa dans le dialecte carinthien – qui avait fait la guerre comme ses frères et beaux-frères, comme tous les hommes de Kamering, ne pouvait pas ignorer que sous les Pâtis-aux-Porcs, ces prés communaux travaillés par les Winkler, se cachaient les ossements d’un criminel de guerre.
La répétition est une des figures les plus présentes de l’écriture
Odilo Globocnik, dit Globus ou König, originaire de Klagenfurt, aujourd’hui en Slovénie, fut le chef de l’Aktion Reinhard, l’extermination de 2 millions de Juifs du gouvernement général de Pologne. Arrêté à Paternion, non loin de Kamering, il se suicide en absorbant du cyanure. Le curé ayant refusé de l’inhumer dans le cimetière paroissial, les soldats britanniques creusent une fosse dans le village voisin et l’enterrent sans aucune marque d’identification.
Mais on savait. Tout le monde l’avait faite, la guerre, tout le monde en parlait. Chacun, dans les réunions familiales ou les beuveries entre voisins, y allait de son histoire, macabre ou grotesque, souvent les deux. « Deux millions, on en a liquidé ! » aimait dire Globocnik, et certains ne se privaient pas de reprendre, des années plus tard, ses paroles, même s’il fallait faire attention. « J’ai rien fait, j’étais à Nuremberg, à mon bureau », ressasse l’oncle Franz « qui avait été dans la SS » et qui a quand même passé deux ans en prison. Mais les os de l’exterminateur sur lesquels passent et repassent les socs étincelants des charrues de la famille, personne n’en parle.
L’obsédante question du « Pourquoi ? »
« Pourquoi ? » Ce silence est-il un des attributs de la paternité telle que la conçoit tate ? Est-il la norme familiale dans la région ? Quel rapport entretient-il avec le catholicisme étouffant hérité de l’empire ? Le livre se construit sur cette question sans cesse répétée et qui les résume toutes : « Pourquoi ? » La répétition, d’ailleurs, est une des figures les plus présentes de l’écriture du roman. Questions au père, « pourquoi le cachais-tu ? », déni de l’oncle Franz, « j’ai rien fait », rodomontades des SS, « deux millions qu’on en a liquidé » alternent avec d’autres leitmotivs tels que « les curieux meurent jeunes », clair avertissement des adultes, « tu auras du boudin bleu sur les fesses », prélude aux châtiments corporels.
Revient aussi le « Jésus est un porc », que répète l’enfant sous les couvertures, révolté mais prudent. Plus étrange est l’apparemment anodin No Milk Today, rock anglais à la mode au milieu des années 1960, qui renvoie au dégoût que provoque la possibilité de boire du lait de vaches ayant brouté sur les ossements de l’exterminateur. Le livre se présente comme un chant au long cours, scandé par ces refrains qui accompagnent les retours des saisons et le passage des années jusqu’à la prise de conscience du jeune homme.
Le Champ est en effet avant tout la chronique de la vie d’un village de montagne en Autriche, où la pauvreté de la famille, même si elle n’est pas la plus pauvre, se double du poids d’une religion écrasante. La mémoire d’« Hitla » n’est pas seule en cause, même si l’auteur raconte que la découverte des restes de Globocnik lui a fait perdre pendant des mois sa voix et son écriture. L’un de ses premiers livres racontait le suicide de deux adolescents et lui a valu une mise à l’écart. C’est dans un flux et reflux d’éloignement et de retour que Josef Winkler trouve sa place. C’est peut-être cette distance qui lui permet de trouver, face au père, une sorte de sérénité tendre, et d’écrire son roman le plus proche de ses racines.