Mediapart, 4 janvier 2025, par Ludovic Lamant

Une écriture acérée pour dire « l’inconfort de vivre dans notre société »

Avec Mammouth, la poétesse Eva Baltasar clôt une trilogie dérangeante formée de portraits de femmes vivant en périphérie de la société, traversées par le désir de maternité et la solitude. Rencontre. Barcelone (Espagne).

Les inondations meurtrières de Valence, dans le sud-est de l’Espagne, ont frappé trois jours plus tôt. Mais lorsqu’on la rencontre à Barcelone, c’est à peine si Eva Baltasar en a entendu parler : non pas qu’elle se désintéresse du monde qui l’entoure, mais l’écrivaine l’observe d’ailleurs, travaillant une forme d’isolement qui nourrit toute son œuvre.

« J’ai deux filles qui m’obligent à être un peu connectée à ce monde, mais sinon, je vivrais beaucoup plus isolée, et heureuse comme ça », précise Baltasar, née en 1978, qui habite Cardedeu, une municipalité de 18 000 habitants, à une quarantaine de kilomètres de Barcelone, en bordure de forêt.

Elle a publié en 2024 Mammouth, récit d’une Barcelonaise qui, désireuse d’avoir un enfant, abandonne son avenir tracé de sociologue, fait l’amour avec des hommes les « jours fertiles », et quitte la ville pour s’installer dans une maison semi-abandonnée dans la montagne catalane : « Je vivrai ici, accrochée à la roche telle une racine, aspirant sa substance jusqu’à m’y user chaque doigt, et chaque dent, et chacune de mes pensées. »

Le texte, traversé d’images somptueuses, s’épanouit à rebours des imaginaires usés sur le retour idyllique à la nature : plus la narratrice trouve ses manières de survivre sur ces terres hostiles, plus elle se défait de presque tout – jusqu’à perdre sa propre identité sexuelle – et s’initie à des gestes violents. En 2022, le quotidien El País l’avait étiquetée écrivaine « anti-bucolique ».

Au sujet de la brutalité que charrie la seconde moitié de son récit, Eva Baltasar dit : « Quand tu visites Barcelone, tu as l’impression d’un monde aux couleurs pastel. Mais ce n’est que la superficie des choses. À l’intérieur, nous n’avons pas changé, aussi brutaux qu’à l’époque des cavernes. C’est ce qu’il m’intéresse d’aller voir. »

Carapace

Mammouth est le dernier volet d’une trilogie dérangeante – trois portraits de femmes aux identités difficiles à définir, traversées par la maternité, le sexe et la solitude –, dont l’écriture a été déclenchée par une visite chez la psy. « Je n’ai jamais pensé écrire de la prose. J’étais très heureuse du temps où j’écrivais de la poésie. Un jour, j’ai eu la sensation de traverser des problèmes existentiels. Et comme je n’avais pas d’amis à cette époque – je m’en suis fait désormais quelques-uns –, je suis allée voir une psychologue », raconte-t-elle.

« À l’issue de la première séance, elle m’a trouvée très déstructurée, et m’a conseillé un exercice d’écriture : écrire ma biographie sur quatre pages, afin de me structurer. En m’y attelant, je me suis mise à introduire des variantes, des mensonges, puis des mensonges encore plus grands, et j’ai finalement découvert une voix qui m’intéressait. Je ne parlais plus de moi, mais bien d’une femme dotée d’une entité propre. »

Eva Baltasar n’est jamais retournée chez la psy. Mais elle a livré, deux ans plus tard, Permafrost, qui place en exergue une citation déprimée du Naufragé de Thomas Bernhard. Ce premier texte, autour d’une femme hantée par des envies de suicide, et qui rompt sa carapace au contact d’autres corps de femmes, connaît un succès fulgurant en Espagne (treize rééditions en catalan, six en espagnol). Le deuxième titre de la trilogie, Boulder (2022 pour la traduction française), lui a valu d’être finaliste du Booker Prize en 2023.

« En écrivant Permafrost, je découvrais la compagnie d’une personne. Ce sont des présences très réelles pour moi, que j’apprends à connaître en écrivant. Et je me suis dit : je vais faire au moins deux autres portraits de femmes. Les titres sont venus tout de suite : l’une sera un “boulder” [un type de gros rocher – ndlr], et l’autre, une “mammouth”. »

La distance que prennent mes personnages leur permet de parler depuis une forme de lucidité. Mais je sais qu’elles peuvent paraître folles.

Lorsqu’elle parle de « présences très réelles », l’affaire est sérieuse : si l’on en croit le récit qu’elle a donné à la presse à l’époque, c’est l’obsession amoureuse pour le personnage féminin de Boulder – une cuisinière à bord d’un bateau de marchandises au large des côtes chiliennes, qui fait une croix sur sa solitude, s’installe à Reykjavik par amour pour une femme et se lance dans une procréation médicalement assistée avec elle – qui l’a conduite, dans sa propre vie, à divorcer de sa femme.

Eva Baltasar glisse encore : « Le sujet de la trilogie n’est pas tant la maternité que l’inconfort de vivre dans notre société D’où ces personnages de femmes qui passent les frontières, s’installent à la périphérie, trouvent un certain confort en prenant de la distance. Cette distance, à mes yeux, leur permet de parler depuis une forme de lucidité. Mais je sais qu’elles peuvent paraître folles. Ça m’est égal. »

Dans Permafrost, il y a ces mots que l’on peut lire comme une clé d’entrée dans l’œuvre : « Mieux vaut aller, sauvagement, jusqu’à l’extrême limite et décider. Au bout d’un certain temps, tu finis par découvrir que l’extrême limite est vivable, plus verticale que jamais, tout près du néant, que non seulement on peut y habiter, mais aussi qu’on peut y grandir de plusieurs façons. »

Texte à l’os

Du temps où elle écrivait de la poésie – elle a publié neuf recueils, certains primés, mais qu’elle n’apprécie plus beaucoup, avant de passer à la prose –, Eva Baltasar a conservé le rapport ramassé, coupant, à la langue. « Dans les meilleurs jours, j’écris jusqu’à neuf lignes de texte. Avec huit ou neuf lignes, je suis satisfaite », précise-t-elle. La langue catalane, avec sa musicalité sèche, renforce l’impression d’un texte à l’os. Elle ajoute : « J’écris les phrases comme si c’étaient des vers, et j’essaie ensuite de condenser encore. »

Elle cite la poétesse états-unienne Sylvia Plath, la catalane Maria Mercè Marçal ou encore Marguerite Duras parmi ses références. Baltasar se consacre à l’écriture tout au plus trois heures par jour, très tôt le matin, avant que ses filles ne se réveillent. Par le passé, il lui arrivait de séjourner dans un monastère pour se concentrer. Elle a abandonné cette pratique, dépitée par la transformation en « parcs d’attractions » de ces lieux autrefois plus tranquilles. Mais parle toujours de sa chambre, le lieu où elle écrit, comme d’une « cellule monacale ».

Rétive à toute étiquette, quand bien même certaines critiques la désignent comme un « relais de voix queers », l’écrivaine catalane se garde bien d’assumer des liens avec la littérature féministe, bouillonnante en Espagne comme en Amérique du Sud. « Je ne lis que des morts en ce moment », tranche-t-elle.

Dans ses textes affleurent les rugosités du monde. Dans Boulder, la femme dont s’éprend la narratrice touche « le salaire souillé de sang d’une multinationale » dans le pétrole. Dans Mammouth, la narratrice, un temps épuisée à force d’enchaîner les petits boulots, a une apparition : « Le monde du travail légalisé était un foutage de gueule. » Dans le dernier texte qu’elle vient de publier en espagnol cette année, Ocaso y fascinación – que l’on pourrait traduire par « Crépuscule et fascination » –, elle décrit le quotidien d’une jeune femme de ménage précaire, qui se fait expulser de sa sous-location, du jour au lendemain.

« Mes portraits ont une toile de fond, et cette toile de fond, je la travaille avec ce que j’ai sous la main. Mes livres parlent du contemporain. Il y a donc forcément de la critique sociale dans mes textes, c’est inévitable quand on voit où nous en sommes arrivés », commente Eva Baltasar. On en revient alors à la lucidité de celles qui ont eu le courage de se couper de la société.