Bastille magazine, janvier 2025, par Éric Faye

L’arpenteur des confettis

À travers deux textes, Olivier Rolin nous entraîne à la découverte d’îles et de villes plus ou moins lointaines. Sans se départir de son ironie et de son empathie.

Attention : la guerre du Péloponnèse peut mener très loin, et c’est ce qui est arrivé à l’un de nos meilleurs écrivains, Olivier Rolin, lequel, ne pouvant être rémunéré pour sa préface aux œuvres de l’historien grec Thucydide republiées par les éditions de l’École de guerre, se vit offrir une croisière à bord d’un bâtiment de la marine, le Champlain, chargé de ravitailler les îles Éparses, confettis de l’empire colonial français dans l’océan Indien, où Paris maintient un petit contingent afin que ces îlots, en orbite autour de Madagascar, ne soient pas annexés à la faveur de la nuit.

En plus de Vers les îles Éparses, les éditions Verdier ont le bon goût de republier en poche, du même Rolin, Sept villes, recueil de pérégrinations d’un « amateur de choses révolues » à travers des cités chères à de grands écrivains: Prague (Kafka), Lisbonne (Pessoa), Alexandrie (Durrell), Trieste (Svevo, Rilke et Joyce), mais aussi Buenos Aires, La Havane et Léningrad. Mais revenons-en à nos confettis tropicaux. Parti de la Réunion, le Champlain fait escale à l’île Europa (3o km²), puis mouille dans le port sud-africain de Durban le temps de laisser passer un cyclone, après quoi il retourne vers Europa, puis vers les îles Bassas da India et Juan de Nova. En peu de pages, Olivier Rolin fait cohabiter des registres et des thèmes très différents. Naturaliste ou botaniste lorsqu’il pose pied sur les îles il met à l’honneur la langue de la marine lorsque vogue le Champlain. Et voilà toute une floraison de termes (barbotin, sabord, guindeau et tant d’autres) qui poussent rarement dans les romans, sinon dans Moby Dick ou Typhon.

Ce qui est remarquable, c’est le ton adopté par Olivier Rolin fait de distanciation ironique vis-à-vis de lui-même, de goguenardise face à l’absurde (des chasseurs alpins de Chambéry déployés sur une île plate et tropicale, le réveil à bord du Champlain sur une chanson de Brassens…), et d’empathie pour des matelots dont il croque les portraits au fil des pages, agrémentées de ses propres dessins et de réminiscences de lectures : Cendrars et Pessoa (à propos de Durban), Hugo, bien sûr, Conrad inévitablement. Et Borges, puisque l’équipage compte un matelot Borges (une jeune femme qui a toute sa vue).

Voilà longtemps qu’Olivier Rolin, une des plus fines plumes du paysage littéraire français actuel, arpente les marges du monde, qu’elles soient boréales, sibériennes, ou, comme ici, insulaires ; cette fois, cependant, il évoque une marge, plus personnelle, plus grave, celle de l’âge. Faut-il en rire ou en pleurer ? Sur le pont du navire, il est l’ancien parmi des jeunes. Il est clair, écrit-il, que les matelots « n’ont jamais vu une vieille chose comme moi à bord. Ils n’en reviennent pas. » Rolin se moque de lui-même, mais avec une pointe de tristesse : « L’océan Indien sera pour moi la mer de la Sénilité… » D’où la teinte parfois mélancolique du texte, quand l’écrivain se voit disparaître du groupe WhatsApp du Champlain, quand il sent que s’estompent dans sa mémoire les images des îles Éparses (images que ce livre restitue magnifiquement) – quand il sent, en somme, pour reprendre un titre d’un roman russe, que Tout passe, et nous avec.