Sud-Ouest, 27 mai 2012, par Olivier Mony
Un enfant aux Capucins
Un quartier et une époque, celle des « événements » d’Algérie, dépeints à travers le regard tout sauf naïf d’un enfant. L’auteur bordelais de Jours de marché livre ici son troisième roman. Celui de la maturité.
Bordeaux, années 1950. En ce temps-là, le ventre de la ville était son cœur. Battant aux convulsions du monde, livrant un écho assourdi entre les étals. Le marché des Capucins, c’était une fin en soi, une gare de triage pour les voyageurs que l’Histoire jetait sur les rivages de l’exil. La Garonne vous avait là parfois des airs de Méditerranée et les champs d’oliviers étaient les palimpsestes du cours de l’Yser. Au sein de la cité assoupie, une humanité véritable, bruyante, dissipée, jouait un magnifique théâtre d’ombres et de lumières.
Du moins, aime-t-on à le croire. Puisque la vérité sort toujours de la bouche des enfants, surtout lorsque ceux-ci se réinventent en romanciers. François Garcia est celui-là, fils d’épiciers espagnols, aujourd’hui médecin après avoir fait un détour par la poésie et les taureaux (qu’il n’a, ni l’une ni les autres, jamais vraiment quittés). En 2005, avec Jours de marché, coup d’essai et de maître romanesque, il sortit ce petit monde, le sien, la communauté espagnole à Bordeaux, de la gangue vulgaire de pittoresque dans laquelle elle était jusqu’alors complaisamment maintenue. Le livre eut le succès qu’il méritait et démontra l’importance de cette « réhabilitation » morale et tardive. Il y revient aujourd’hui avec son troisième roman, celui de la maturité.
Pas une suite
Près de vingt ans ont passé depuis l’histoire de Jours de marché, dont ce Federico ! Federico ! ne constitue en aucun cas une suite, mais s’inscrit dans une dynamique narrative et littéraire proche. On retrouvera donc la famille Lorca (dont le nom est sans doute un clin d’œil de reconnaissance du caractère autobiographique. Garcia, Lorca…), son magasin, ses clients, la folie douce du quartier, le tout vu par le regard moins naïf qu’on ne pourrait le penser de Federico, l’enfant de sept ou huit ans de la famille. On découvre surtout deux jeunes hommes, Karim et Maxime, deux faces d’une même pièce de monnaie. Karim est algérien, chassé de son pays par la violence d’un frère aîné qui se trompe de colère ; Maxime, un étudiant anticolonialiste bientôt appelé sur le théâtre des opérations. Les « événements » d’Algérie font peser sur tout et chacun, sur chaque conscience aussi, comme un sombre pressentiment de désastre. Quelques personnages, comme surgis d’un fond de scène, errent dans la ville à la recherche d’une cause, d’un amour, d’un destin. Et pendant ce temps, un pays tout entier, le nôtre, bascule vers une modernité introuvable, faite de téléviseurs, de Citroën DS ou des exploits de Raymond Kopa et André Darrigade…
Pas un prêche
La belle réussite de François Garcia est de parvenir toujours à déjouer les pièges qu’il s’est lui-même tendus. Et surtout l’un d’entre eux, qui veut que les bons sentiments ne fassent pas de bonne littérature. Confrontant de manière très troublante deux immigrations, espagnole et algérienne, Federico ! Federico ! ne prêche pas. Et s’il parvient à éviter ce péché mortel, c’est par la grâce de son écriture, d’une oralité très travaillée, sans équivalent dans le paysage littéraire contemporain et qui dans ses meilleurs moments rappelle le Cabrera Infante de Trois tristes tigres.
Lorsque tout sera consommé, que les héros seront plongés dans leur nuit, il ne restera que cela, ce qu’il reste toujours : l’enfance et les mots pour l’écrire. C’est mieux que rien, mieux que le néant.