Le Matricule des anges, janvier 2025, par Anthony Dufraisse
Sortir de l’ombre
Francesca Pollock met en lumière la vie et l’œuvre de son peintre de père Charles, frère aîné de Jackson.
Francesca Pollock n’est pas la fille du fameux Jackson Pollock (1912-1956), figure emblématique s’il en est de la peinture américaine d’après-guerre. Son père était Charles, l’aîné de la fratrie, professeur d’arts graphiques mais peintre lui aussi, et non des moindres. Or qui le savait, tant il a délibérément pris soin de rester dans l’ombre, cultivant une discrétion confinant à l’effacement ? Quelques bornes chronologiques, d’abord, pour vous le situer. Né en 1902 dans le Colorado, Charles Pollock est mort à Paris en 1988. Le premier-né des Pollock a en effet vécu les dix-sept dernières années de sa vie en France, loin de cette Amérique natale qui n’a longtemps eu d’yeux que pour le dieu Jackson et son art consommé du dripping.
Publié une première fois il y a deux ans à l’enseigne de L’Atelier contemporain dans un format plus généreux et illustré, le livre est ici présenté en poche et, dommage, sans iconographie cette fois. Quelques images dans un mince portfolio n’auraient pas été de trop pour accompagner les mots délicats de Francesca Pollock… Elle écrit sur la vie et l’œuvre de son père d’une manière qui n’est pas sans évoquer la prière ou, tout du moins, un certain état de recueillement. Psychanalyste de métier, elle ne peut éviter de psychanalyser son Pollock de père et d’abord à travers ses rapports avec son génial cadet qui l’aura éclipsé longtemps des tablettes de l’histoire picturale : « Vous étiez comme Abel et Caïn, sous une forme inversée. Chez nous, c’est le cadet qui a tué l’aîné. » Reflet d’un acte de piété filiale, sa parole interroge le silence de ce père qu’elle a assez peu connu finalement : « Je dirais que j’ai tenté de me délester du poids du silence », écrit-elle. L’homme était taiseux et pour le faire parler, elle recourt donc aux archives. En puisant dans la masse des documents que Charles Pollock a laissés à sa mort, elle nous fait entendre sa voix. Écrits intimes, notes de travail manuscrites, extraits de correspondance avec les membres de la famille, bribes d’entretien, Francesca Pollock s’emploie à redonner la parole à ce père et, à partir de cette matière scripturaire, à dialoguer avec lui et, au-delà, avec ses nombreuses peintures. Elle tente, dit-elle, de « sauvegarder une œuvre et d’honorer un père ».
Dans cette opération de mise en lumière, sans pathos mais pas sans émotion, la fille devenue gardienne du tombeau a souvent été guidée par des hommes de l’art. Le premier d’entre eux sans doute est le critique et poète Maurice Benhamou, qui l’aidera à mettre en perspective les œuvres respectives des frères Pollock, « qui semblent très éloignées et même antithétiques. Mais les antithèses demeurent toujours si proches de leur thèse en s’y opposant perpendiculairement que cela finit toujours par la révélation de leur mariage secret », écrivait en 2019 l’intéressé, cofondateur de la galerie ETC qui a plusieurs fois exposé le travail de Charles Pollock. Selon l’autrice, qui des années durant se familiarise, aux côtés de sa mère Sylvia, avec les toiles inédites de son père « emmurées » dans son atelier new-yorkais fermé en 1975, « le cœur de [s]on œuvre bat sur deux décennies, des années cinquante aux années soixante-dix […]. Avant, ce sont des visages marqués par le labeur et des paysages américains magnifiques. Après les couleurs s’apaisent, l’abstraction est épurée, presque minimaliste, dans le fond comme dans la forme ».
Passé de la figuration à l’expressionnisme abstrait, Charles Pollock a laissé derrière lui une œuvre féconde à la reconnaissance de laquelle, précisément, œuvre la fille, animée d’une détermination sans faille. Main tendue vers la figure disparue du père mais aussi fil tendu entre deux créateurs, Charles et son cadet, ce livre nous le rend étonnamment présent et nous donne envie, c’est sa vraie réussite, de découvrir en vrai la peinture de cet homme dont un fidèle ami dira qu’elle a des « couleurs remarquables, celles de son ferme espoir de poète, ancré au cœur ».