Le Temps, 9 février 2025, par Julien Burri
Rassembler les îles Éparses
Olivier Rolin s’aventure aux confins de l’océan Indien, à la découverte d’îles et d’atolls quasiment vierges, pour nous apprendre à regarder à nouveau le bleu.
De l’île de La Réunion, Olivier Rolin embarque sur le Champlain, bâtiment de la Marine française, 65 mètres de long, « l’air trapu et teigneux d’un très gros remorqueur ». Pas un navire de guerre mais de « soutien et d’assistance outre-mer ». L’écrivain passe un mois avec l’équipage, destination le canal du Mozambique et ses îles Éparses, confettis de l’ancien empire colonial français. Ces terres inhabitées (excepté par des garnisons) sont disputées par plusieurs pays, dont Madagascar. Elles sont inaccessibles aux touristes à moins d’une autorisation préfectorale.
Parce qu’il a rédigé une préface pour La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, pour les éditions de l’École de guerre, Olivier Rolin se voit offrir, en guise de salaire, le billet de cette croisière très particulière. Autour de lui, la moyenne d’âge des marins avoisine les vingt-cinq ans. Hommes et femmes ont les corps musclés et aguerris de beaux légionnaires. L’écrivain, né en 1947, auteur notamment de Port-Soudan, de Tigre en papier et du Météorologue (tous les trois parus aux éditions du Seuil), craint de passer pour l’aïeul encombrant, que l’on ne peut se résoudre à tutoyer : « À leurs yeux, je suis si vermoulu que je risque l’effritement au moindre choc. » Et plus loin : « Je suis aussi étrange à leurs yeux que si j’étais une tortue habillée. » Face aux soldats, « tous musclés bronzés luisants de sueur qui feraient d’assez belles pubs pour Jean Paul Gaultier », il se fait parfois l’effet, étonné, d’être « le Gros Dégueulasse de Reiser ».
Ours mal léché
L’écrivain vit cette odyssée dans les îles Éparses comme un voyage initiatique, une exploration de la vieillesse, avec pas mal d’humour en bandoulière. Lui qui n’eut de cesse d’explorer le monde devient, aux yeux de la jeune génération qui l’entoure, une sorte de monument exotique. Mais Olivier Rolin est toujours un ours mal léché, il a le pied marin et la plume acérée. Une phrase lui suffit pour attraper le sillage du navire au crépuscule : « peau de panthère verdâtre sous un ciel gris-rose ». Quelques dessins au crayon, de sa main, agrémentent également son récit.
L’écrivain aborde à ses îles rêvées, irréelles. Pas de trésor caché, comme chez Stevenson; le trésor, ce sont les îles elles-mêmes : Europa, Juan de Nova, Glorieuses, Tromelin, Bassas da India… Europa est infestée de nuées de moustiques et ses eaux de requins. Cela ne l’empêche pas de posséder sa propre piste d’aviation et son terrain de pétanque. Une quinzaine de soldats, leur lieutenant et un ornithologue y séjournent… Dans un petit abri militaire est accroché un portrait d’Emmanuel Macron. Ces maigres garnisons, vigiles aux confins du monde, évoquent Le Désert des Tartares ou Le Rivage des Syrtes. Leurs yeux scrutent l’infini, guettent un ennemi hypothétique.
Juan de Nova vit atterrir en urgence, en 1932, la pionnière de l’aviation Maryse Hilsz, après une panne de son appareil. Jusqu’en 1968, l’île est une sorte de bagne hors de toute législation, où des quasi-esclaves doivent récolter une tonne de guano chaque jour, « matière terriblement toxique ». Le Club Méditerranée envisage ensuite d’investir ces presque cinq kilomètres carrés de corail et de sable émergés, avant de renoncer. L’atoll Bassas da India, quant à lui, est submergé à marée haute, « lieu presque imaginaire, apparaissant et disparaissant selon la respiration de la mer ».
Olivier Rolin visite autant les lieux que les œuvres littéraires qui ont façonné l’imaginaire de ces lieux. Cette fois, il aborde des terres littérairement vierges et fait figure de défricheur, même s’il est accompagné par de nombreux romans, emportés avec lui ou trouvés dans la « minuscule » bibliothèque de bord, tel le Lord Jim de Joseph Conrad. Les plus belles pages sont consacrées au bleu, couleur dont notre langue peine à décrire les subtilités et les variations : « Il faudrait dire l’infinie versatilité de la couleur qui fait que le bleu presque blanc de la lèvre qui lèche le sable se change insensiblement en un bleu profond, presque violet, de pétale d’iris. » Seuls les poètes parviennent à saisir sa richesse : Rimbaud écrivant « bleuités, délires », dans Le Bateau ivre. « Ces deux mots du poème le plus connu de Rimbaud (leur pluriel, l’idée de divinités que suggère leur terminaison) sont sans doute ceux qui disent le moins imparfaitement la stupeur heureuse qu’on éprouve à contempler ce champ de feux bleus. »
Promeneur mélancolique
Cette « mer de Sénilité » est, on le voit, toute d’intensité, de lumières, de couleurs. Le présent et le passé, l’ici et l’ailleurs, la littérature et la réalité, comme la jeunesse et la vieillesse, s’y épousent. Leur étreinte produit ce « bleu sorcier » qu’on ne se lasse pas de regarder, accoudé au bastingage, en compagnie d’Olivier Rolin. Les éditions Verdier ont la bonne idée d’accompagner cette parution par celle d’un poche, Sept villes, publié initialement en 1988. On y retrouve Rolin en promeneur mélancolique, capturant l’âme de cités souvent portuaires, carrefours de langues, somptueuses et parfois décaties, avant le tourisme de masse et la gentrification : Buenos Aires, Trieste, Lisbonne, Alexandrie, Leningrad, La Havane, Prague… Autant de labyrinthes, romanesques par excellence : « Les villes que nous connaissons, où nous aimons errer, sont celles à demi imaginaires qu’ont bâties les écrivains. »