Sud-Ouest, 28 septembre 2003, par Yves Harté
Les chemins de la Rosée
Francis Marmande ne propose pas seulement un livre sur un pèlerinage. C’est aussi un départ mystico-andalou vers le désert.
Quelques jours après la feria de Séville, où défilent les toros de Domecq et les touristes japonais,
quelques semaines après la Semana santa aux Vierges douloureuses et aux Christs agonisants, un autre mouvement, endogène celui-ci, cantonal presque, soulève la basse Andalousie. Le Rocío. Faut-il parler seulement d’un pèlerinage ? Pourtant, à l’origine, c’est bien de cela qu’il s’agit. Au XVe siècle, un berger andalou aurait trouvé dans les marais qui bordent le Guadalquivir une minuscule statue d’une Vierge. Vierge à la rosée. Al Rocío. Devant elle, les toros sauvages s’agenouillaient, les herbes et les arbres s’inclinaient. L’emportait-on dans une église que, miraculeusement, elle revenait entre les racines mouillées des arbres où le berger l’avait découverte. Alors, dans ce désert d’ajoncs et de chênes verts, les fidèles bâtirent une chapelle : Chaque mercredi de Pentecôte, tous les villages partent l’adorer.
Onze mois durant. Le Rocío, ce pèlerinage, est une affaire sérieuse. Pendant onze mois, elle occupe des prêtres, des familles, des adolescents, des filles, des mères, des travestis et des prostituées, le pharmacien de Sanlucar de Barrameda, le pompiste de Moguer, le barman de Cadix, des chanteuses de variétés, trois toreros locaux dont un très connu, et, naturellement, l’ensemble des confréries andalouses. Puis, quand le départ est donné, rien ne peut arrêter la caravane. Encore faut-il en être.
Francis Marmande a une double chance. Il a été invité un jour des années 1980, alors que ses universités l’avaient envoyé à Séville par la sixième des confréries, l’une des plus illustres, les plus orgueilleuses, les plus anciennes. Celle de Triana. On ne sait s’il comprit immédiatement ce à quoi il était convié. Mais là n’est pas l’important. La véritable et durable chance de Francis Marmande est d’avoir laissé mûrir ce souvenir au point, aujourd’hui, d’en faire un livre. Ce n’est pas rien de prendre un lecteur au collet et de le persuader de vous suivre dans cet entrelacs de castes andalouses, dans ces confréries présomptueuses dont la hiérarchie soigneusement répertoriée n’est codifiée que par l’usage ancestral. Ce n’est pas rien non plus de pouvoir résister au Niagara d’alcool qui accompagne chaque journée. Qu’on se déplace à pied « modestement vêtu d’un jean et coiffé d’un panama », qu’on aille en 4 x 4 climatisé ou en char à bœufs selon la mode véritable, il serait insensé de refuser à boire. Après deux jours, les chants, la marche, la chaleur, l’alcool vous changent en initiés. Encore faut-il en sortir.
Ce livre est magique, car il agit comme une boite à sortilèges. Dès lors que vous l’ouvrez, vous êtes corps et âme dans le Rocío, avec ses « cantaors » (chanteurs, en andalou) aux nerfs de charbon, à côté des toros de Miuras dressés pour s’agenouiller devant la première croix, vous prenez les pas de Francis Marmande et des pénitents sévillans, dépenaillés, haletants, assoiffés, sales, bientôt mystiques. On connaissait jusqu’à présent l’écrivain fou de Curro Romero et fan de Miles Davis. On ignorait qu’il était également capable d’écrire dans un style jazzobayonnais cette métaphysique du pèlerinage, mélange unique en Europe de prières païennes et de chants religieux. À peine referme-t-on le livre qu’on perçoit aussi bien que si l’on y était la subtile et délicate différence andalouse qui convie pauvres et seigneurs à la même rédemption imaginée par une Église catholique, apostolique et andalouse. Mais, surtout, nous reste, comme après les nuits de fêtes, le souterrain écho de cette musique intérieure qu’il a rapportée des rives du Guadalquivir.