Le Nouvel Observateur, 17 septembre 2025, par Jérôme Garcin
Chez les fous
En 1925, après avoir réalisé pour le journal Excelsior des reportages devenus légendaires en Russie soviétique, en Inde, dans « la Chine en folie », au bagne de Cayenne et sur le Tour de France, « tour de souffrance », Albert Londres décide, cette fois pour Le Petit Parisien et malgré les rebuffades des autorités de santé publique, de forcer les portes des asiles psychiatriques, quitte à se faire passer pour fou. Il y découvre les effroyables conditions de « détention », les mauvais traitements, les carences alimentaires et sanitaires. « Pour soigner les fous, écrit-il, il faut d’abord prendre la peine de comprendre leur folie », et aussi : « Notre devoir n’est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie. » Cent ans plus tard, Emmanuel Venet, écrivain et psychiatre (« Je ne suis jamais l’un sans l’autre », répète-t-il volontiers), entreprend de visiter, en spécialiste, les établissements qui accueillent ceux qu’on appelait autrefois les « aliénés ». Évidemment, tout a changé et la science psychiatrique a progressé, mais, en France, l’explosion du nombre de patients est telle (760 000 en 1991, 2 millions en 2020) qu’une grande partie d’entre eux se trouve en rupture ou défaut de soins. Emmanuel Venet est allé à la rencontre des médecins du service public qui, malgré les coupes budgétaires drastiques, loin du très lucratif secteur privé et de la néopsychiatrie ultralibérale, veulent croire encore à leur mission quasi sacerdotale. À l’hôpital bisontin de La Velotte, à l’Association de Santé mentale du 13e arrondissement de Paris, au centre médico-psychologique de Villeurbanne ou au centre Antonin-Artaud de Reims, le « soin relationnel, tissé d’attention à l’autre, d’écoute et de sollicitude » n’a pas encore été remplacé par le « prêt-à-soigner » ni les thérapeutes par des « perroquets numériques ». Au terme de son enquête, le diagnostic du Dr Venet est clair : en France, la psychiatrie publique est malade d’être « désargentée et sursollicitée ». Quarante ans après avoir soutenu une thèse de doctorat sur l’« Approche clinique de la honte », il fait honte aux autorités qui ne veulent pas entendre le cri d’alarme lancé par un secteur à bout de souffle et d’espoir.