Le Lorgnon mélancolique, 25 octobre 2025, par Patrick Corneau

La réédition chez Verdier de deux textes majeurs de la grande spécialiste de Platon qu’est Sarah Kofman, Paroles suffoquées (1987) et Comment s’en sortir ? (1983), établis et annotés par Isabelle Ullern, vient combler un silence éditorial aussi regrettable qu’injuste. L’œuvre de Sarah Kofman, philosophe et psychanalyste à la fois, grande lectrice de Platon, de Nietzsche et de Freud, se tenait depuis trop longtemps dans une zone d’ombre : celle que réservent les temps oublieux à ceux qui ont voulu penser au plus près du gouffre. Cette édition sobre et soignée, nourrie d’un appareil critique précis sans jamais peser sur le texte, restitue à ces écrits leur densité initiale : une pensée à vif, tendue entre l’épreuve et la lucidité.

Dans Paroles suffoquées, Sarah Kofman affronte l’impossible : dire la mort du père, déporté à Auschwitz, témoigner de ce qui excède la parole, de ce qui reste suspendu dans le souffle manquant. Comment parler de ce qui abolit toute possibilité de parler ? Comment faire droit à l’indicible sans le réduire ? Le livre, dédié à la mémoire de Robert Antelme et de Maurice Blanchot, s’avance comme une méditation à la fois intime et universelle sur la nécessité – et la vanité – du langage après la catastrophe. Ce n’est pas une confession ni un récit, mais une traversée philosophique du mutisme : on y sent la lutte du verbe contre son propre épuisement. Sarah Kofman ne décrit pas Auschwitz ; elle s’y tient, en deçà du mot, dans cette zone brûlante où penser et survivre deviennent synonymes. L’écriture, ici, ne sauve rien : elle témoigne en suffoquant.

Le texte qui accompagne ce cri étouffé, Comment s’en sortir ? déplace la réflexion vers un plan plus conceptuel. Partant d’une lecture minutieuse de Platon, Sarah Kofman interroge l’aporie – ce lieu d’impasse où toute pensée se heurte à son impossibilité propre. Comment trouver un passage, un poros, hors de la nuit du désastre ? La philosophie elle-même, dit-elle, n’est peut-être que cette entreprise de traversée des ténèbres. À la fois dialogue avec les Anciens et combat avec les ombres contemporaines, ce texte ouvre à une méditation sur le salut par le savoir, sur la dialectique entre lumière et obscurité, sur la possibilité d’un sens après la perte du sens. De sorte que, les deux ouvrages, séparés dans le temps mais réunis ici, forment un diptyque saisissant : d’un côté, la suffocation du témoin ; de l’autre, la recherche d’un passage pour la pensée.

Le travail d’Isabelle Ullern donne à ce volume une valeur ajoutée essentielle. Son édition, fondée sur les archives de l’auteure conservées à l’IMEC, restitue le contexte d’écriture, éclaire les allusions et références, mais surtout accompagne le lecteur dans un texte à la fois poétique et spéculatif, d’une densité peu commune. Isabelle Ullern ne commente pas : elle déplie, elle fait place. Son approche, empreinte d’une réelle fidélité intellectuelle, rappelle que Sarah Kofman n’écrivait pas pour construire un système mais pour faire sentir l’énigme du vivre et du penser après l’absolu de la négation.

La collection Verdier/poche trouve ici l’une de ses plus belles justifications : remettre en circulation une pensée qui ne cède ni à la commémoration, ni à la facilité. Dans un paysage philosophique souvent nivelé par la morale moralisatrice ou la psychologie de confort, ces pages de Sarah Kofman résonnent comme une voix singulière, irréductible, habitée d’une pudeur intense. Lire ou relire Paroles suffoquées et Comment s’en sortir ? c’est approcher ce que la pensée peut encore, quand elle consent à respirer moins pour dire davantage.

Ces paroles venues du bord du silence retrouvent ici leur souffle : un souffle rare, haletant, inoubliable.