Le Temps, 1er novembre 2025, par Isabelle Rüf
Identité frontalière
Comment communiquer avec les siens au loin, se demande Nassera Tamer dans un premier roman très original.
Avant la généralisation des portables, on appelait «taxiphones» ces échoppes où l’on pouvait téléphoner au loin à meilleur prix. Très fréquentées par les immigrés, elles ont entre-temps changé de fonction: on y achète des cartes, on y recharge son téléphone, et on y trouve parfois de la petite épicerie. Allô la Place est un de ces lieux de sociabilité, situé dans le voisinage de la narratrice. Même si elle ne fréquente plus ces endroits, elle s’y intéresse, voudrait savoir ce qu’il s’y raconte. Elle tente d’enquêter, voire de filmer, imagine un documentaire, mais sa démarche est intrusive et elle y renonce.
Un lien qui fait sauter les verrous
Que cherche-t-elle dans ces lieux d’échange ? C’est qu’elle-même ressent une difficulté à communiquer avec ses parents, rentrés au Maroc. Que leur dire, en quelle langue ? Elle ne les appelle presque plus, hésite à prendre leurs appels. Pourtant « la nacre inchangée » de la voix de sa mère lui manque. Mais les mots lui échappent. On devine une rupture, un vide de sept ans. « J’étais disparue ou plutôt “disparente”, comme dit ma mère, un mélange de disparue et transparente. » Elle a grandi au Havre, vit à Paris. L’arabe qu’elle a étudié au lycée n’est pas celui de sa famille, au contraire, il creuse l’écart. « Le temps et la distance entre moi et les miens fomentent un silence, mais un silence trouble comme une eau douce se mêlant à l’eau de mer. Un silence saumâtre. »
Pour le rompre, elle veut réapprendre à parler le darija, l’arabe marocain. Elle cherche sur internet avec qui l’exercer et engage la conversation avec Mer, une jeune femme qui, à Casablanca, s’apprête à émigrer au Canada avec sa famille. À l’universitaire un peu perdue, qui écrit dans sa chambre, Mer offre un miroir qui la surprend. Cette jeune femme diplômée, active professionnellement, qui parle trois langues, l’épate. Leur conversation prend un tour personnel. Un lien se crée qui fait sauter des verrous.
La narratrice a été avocate, connaît le poids des mots. Elle commence à jouer avec l’arabe. En montant ses escaliers, elle soupire: « Starfoullah », Dieu vienne en aide. Est-ce que cela fait d’elle une ennemie de la République, une terroriste potentielle ? « Je me marre mais ris jaune. » Composé de brefs tableaux, rythmé par le langage fleuri des flyers de taxiphones, parsemé de mots de darija, ce premier roman, qu’on devine en partie autobiographique, adopte une forme entraînante. L‘écriture est rapide, orale et élégante. « Longtemps, l’arabe s’allie pour moi à l’amer », écrit-elle. Cette amertume, on la sent se dissoudre dans le darija retrouvé.