Le Matricule des anges, septembre 2025, par Christine Plantec

Les outrenoirs d’Hélène Laurain

Un récit lumineux de transmission mère-filles pour qu’à leur tour elles sachent et racontent selon leurs propres lois.

Partout le feu (Verdier, 2022) était le récit en forme de prose coupée haletante d’une jeunesse militante qui par le prisme de Lætitia, jeune trentenaire, tentait de faire échouer un projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans l’est de la France. Tambora pourrait en être la suite. Même contexte de crise écologique, même anxiété face à l’écocide, même ancrage narratif, une voix à la première personne du singulier qui narre une autre expérience tout aussi fondatrice que la lutte politique : la maternité. Et c’est à ses deux filles que la narratrice arrime ce deuxième ouvrage : « Je regarde mes filles, amples comme des villes, bruyantes jusque là-bas, au-delà des gratte-ciel quand on ne voit que le silence en elles (…). Mes filles sont ces villes en expansion, confrontées à l’étriqué de l’univers parental de cette chose qu’ils appellent la vraie vie, le dehors si peu ample, délimité comme la bêtise, comparé aux confins de la vie intérieure. Mes filles bourrines, mes filles crados, aux muscles secs, à l’obstination grave, des villes ». Il y a La Grande Petite puis cinq ans plus tard La Petite et il y a aussi Le Calme, entre l’aînée et la benjamine, un embryon devenu fœtus dont l’absence d’activité cardiaque nécessite qu’on l’aspire.

Dans le parcours de cette trentenaire perce, comme un crocus dans la neige, la double expérience inouïe de mettre au monde un être et celle de devoir y renoncer ; la violence traversée par la parturiente et celle qu’impose la fausse couche condamnant trop souvent les femmes et leurs proches à un impossible deuil. Mettre des mots là-dessus, sur ce que les récits généralement passent sous silence : le quotidien prosaïque, cru, frontal d’une femme aux prises avec ses hormones, ses fluides, ses doutes, ses peurs, sa puissance aussi. « Chez moi les femmes parlent de la vie de leur ventre. Elles ne l’évacuent pas d’un revers de la main, ne pratiquent pas l’ellipse pudique, elles l’étalent aux yeux de tous (…). Elles se placent au milieu du récit familial à travers ce qui leur semble être, au sein de leur vie domestique, monotone d’après ce qu’on en dit, digne d’être raconté : leur souffrance extrême, leur solitude, leur survivance ». Et si comme l’envisage l’écrivaine américaine Ursula K.Le Guin « le premier dispositif culturel a probablement été un récipient… De nombreux théoriciens ont l’intuition que la plus précoce des inventions culturelles doit avoir été un contenant pour recevoir les produits récoltés, une sorte d’écharpe ou de filet à provisions … (in La Théorie de la fiction-panier), l’heure est venue d’écrire et de raconter des fictions qui s’y réfèrent, charriant avec elles un imaginaire moins guerrier, moins phallique, fait de concavité, de contenance, de vigueur mais également de violence. Car Tambora n’est pas que l’humble geste de produire un contre-récit au récit dominant, il est une tentative de nommer les ambivalences auxquelles une femme-écrivaine est confrontée, tiraillée par le désir de créer et la nécessité de prendre soin de ses filles, accepter d’être dévorée par elles et continuer d’exister en dehors d’elles, donner la vie dans un monde détruit, continuer de croire à un avenir lorsque tout se referme…

De quelle matière est fait le quotidien d’une jeune mère d’aujourd’hui et de sa famille ? Comment raconter cela ? « Notre vie commune est faite de moments banals, et leur archive n’est accessible que par la rêverie ». Ainsi au cœur du récit d’Hélène Laurain se loge un autre « ventremonde » autour duquel tourne en constellations spiralées le songe de la narratrice. Cette cavité est un volcan indonésien nommé Tambora dont l’éruption de 1815 plongea pendant trois ans la Terre entière dans une quasi-obscurité inquiétante. Désordre climatique extrême puis famines, émeutes, épidémies, exils et des centaines de milliers de morts. Un monde crépusculaire semblable au nôtre et dont les cendres bien plus tenaces peinent à se dissiper et se mêlent au noir océanique prénatal, au « noir amnésique » qui occulte ou protège, au noir des tombes. Il est le noir profond de ces Yohen Tenmoku, bols japonais du treizième siècle dont ne subsistent que trois exemplaires « sombres et moirés qui figurent l’univers, une tache de lumière à la fois ». Un outrenoir délicat.

« Vous accompagner », confie la narratrice à ses filles, « c’est aussi un travail sur la lumière (…). Nous sommes les artisans tâtonnant de votre lumière et devons pour cela en boire autant que possible. En garder pour nous aussi ». L’itinéraire poétique de Tambora est ainsi, il prend par la main et autorise avec vigueur et sans pathos une traversée nouvelle du chaos