Les Inrockuptibles, 21 août 2025, par Sylvie Tanette
Langue vivante
Dans Allô la Place, un premier roman en forme d’ingénieux puzzle, plein de pudeur et de nostalgie, Nassera Tamer, née en France de parents immigrés, tente de se réapproprier la langue de ses origines marocaines. Naissance d’une autrice.
On rencontre Nassera Tamer place d’Italie – c’est elle qui a choisi le lieu. Un bistrot comme un autre, et quand on entre elle est déjà là, assise sagement dans un coin, immobile, et peut-être n’a-t-elle pas vraiment bougé d’ici depuis des années, depuis qu’elle est arrivée à Paris. Parce que son premier roman, l’un des plus émouvants de la rentrée – et l’un des plus originaux – , se déroule en grande partie dans ce quartier où elle a atterri après avoir quitté Le Havre, sa ville natale. « J’étais très enthousiaste, je trouvais génial le cosmopolitisme de cette ville, j’ai un peu déchanté plus tard », sourit-elle. Il lui a fallu près de vingt ans pour écrire sur tout ça.
Est-ce un roman, d’ailleurs, ce texte autobiographique fragmentaire qui mêle souvenirs, interrogations, références littéraires et prises de position politiques ? « Un récit personnel, précise-t-elle. Si j’utilise la première personne, le sujet du livre n’est pas le moi. Les éléments bio sont là pour soutenir une réflexion. Je voulais travailler l’articulation entre ma trajectoire intime et des réalités sociales plus larges ».
Interroger les représentations
Nassera Tamer est née en 1982 au Havre, donc, de parents immigrés marocains – son père, ouvrier, est arrivé en France en 1968, et sa mère, en 1974 avec les grands frères de Nassera. Dans son livre, elle raconte sa reconquête du darija, arabe dialectal que depuis longtemps elle ne pratiquait presque plus, du fait de l’éloignement de sa famille. Devant son café allongé, elle tente pour nous de s’expliquer sur l’infinie nostalgie qui plane sur son texte : « Je ne sais pas si c’est lié à la quarantaine, mais c’est très présent, en effet. Cela dit, quand on est née de parents immigrés, dès le biberon on reçoit notre dose de nostalgie ! »
Nassera Tamer incarne le modèle de l’élève brillante : études de droit au Havre puis à Paris, recrutée par un grand cabinet d’avocat·es, aujourd’hui juriste en entreprise. Un parcours où le besoin d’écrire s’est insinué jusqu’à l’inscription au fameux master d’écriture de Paris 8 , qu’a aussi fréquenté Fatima Daas, entre autres. L’écouter permet de mesurer la complexité de son projet littéraire, elle qui cite le sociologue Abdelmalek Sayad mais surtout l’écrivaine Sandra Lucbert : « Elle parle de travailler à une forme littéraire permettant de figurer ce qui structure les évidences hégémoniques ». Ainsi ce texte ouvre des brèches dans les préjugés sur l’immigration, et a permis à l’autrice de questionner ses propres représentations : « On parle souvent des raisons économiques qui poussent à émigrer, mais il y en a d’autres. Au Maroc sévissait un régime autoritaire et, jeune, mon père était proche du parti communiste. C’est peut-être l’aspiration à une certaine liberté qui a poussé mes parents à quitter ce pays. J’ai réalisé combien l’immigration est une histoire plus vaste que les représentations habituelles ».
Le texte analyse aussi l’attitude du pays d’accueil face aux immigré·es, quand l’autrice se souvient avoir, plus jeune, rejeté le darija. « Ça revient souvent dans des témoignages de gens d’origine maghrébine. Il y avait quelque chose de l’ordre de la honte. Ce n’était pas bienvenu dans les années 1980 et 1990 de parler arabe, et ça ne l’est pas davantage aujourd’hui ! » Ce dilemme entre attachement familial et envie d’émancipation relève chez elle du politique – « Quand on écrit sur la langue arabe, on ne peut faire l’impasse sur l’islamophobie » – et la conduit à démonter des clichés, en pointant par exemple le racisme présent au sein de l’éducation nationale. « Quand, dans une classe où plus de la moitié des enfants sont issus de l’immigration, l’institutrice est raciste, on s’en souvient à vie, c’est une vraie blessure. L’école m’a émancipée mais il y a un soubassement idéologique hérité d’une France coloniale et perpétué par certains membres du corps enseignants. Aussi, quand j’apprends cette langue-là, je suis déloyale vis-à-vis de mes origines. »
Trouver sa place
La question transparaît dans le regard distancié porté sur la notion de transfuge de classe : « Non seulement cela ne prend pas en compte le paramètre de la race, mais je pense qu’on ne parvient pas à intégrer le monde bourgeois ou le monde blanc si on n’y appartient pas. J’ai beau avoir à peu près quitté mon monde d’origine, je n’ai pas intégré un autre milieu. Cela peut créer de la solitude mais ça permet d’observer, c’est super intéressant ! » Alors la nostalgie qui habite le texte est toujours accompagnée d’un autre sentiment, celui de la colère :« La colère est une réponse légitime aux insultes. Au-delà des gesticulations de nos ministres, les politiques migratoires coûtent des vies et blessent des gens. Il ne s’agissait pas de déverser toute ma rage, mais tant mieux si on la perçoit. » Outre sa charge politique, le livre est extrêmement émouvant quand l’autrice parle de la difficulté à communiquer avec sa mère. La question est hautement littéraire, car le sujet est présent dans nombre de récits autobiographiques, mais il fallait renouveler le genre pour l’adapter à une situation d’immigration peu présente dans la littérature française. On ne saura pas ce qui sépare mère et fille qui ne parviennent jamais à se parler au téléphone, l’une ne décrochant jamais quand l’autre appelle, et inversement. Plutôt qu’expliciter l’incommunicabilité, l’autrice a préféré parsemer son texte de non-rencontres. « La relation mère-fille peut paraitre incompréhensible, mais je ne voulais pas combler les vides par une fictionnalisation ou une analyse », note-t-elle. Reste sa passion pour les taxiphones, le roman devant son titre au nom d’une de ces échoppes. Elle se souvient : « Au début des années 2000, j’appelais depuis là-bas mes parents quand ils séjournaient à Casablanca. Ces endroits, en perpétuelle transformation, sont à la fois le commerce local et la globalisation incarnée. » Et Nassera Tamer ne se contente pas de raconter ces lieux emblématiques des milieux de l’immigration. Elle reproduit les affiches collées sur les vitrines, créant ainsi un texte hybride, surprenant, qui par sa construction relève, aussi, de l’installation d’art contemporain.