Le Monde, 28 avril 2006, par Philippe-Jean Catinchi
Deux hérétiques chroniques
[…] Il publie Au diable vauvert (1914), puis Alatyr (1915) qui prolongent la peinture d’une vie provinciale, burlesque, colorée, comme une version moderne des contes traditionnels, avec cet art duskaz, cette langue littéraire du récit parlé, qui fait la véritable signature littéraire de Zamiatine, jusque dans son chef-d’œuvre visionnaire, Nous autres. Au diable vauvert, qui campe le quotidien d’un détachement militaire quelque part à proximité de la frontière chinoise, sur les rives de la mer du Japon, tient autant de l’imagination de l’écrivain que d’une réinvention d’un réel finement observé. Certains, dont le grand critique Tchoukovski, saluent du reste aussitôt « un nouveau Gogol ». Mais l’« abjection » du propos, au lendemain de la cuisante défaite dans la guerre russo-japonaise comme la « série de faits insignifiants, émaillés de scènes indubitablement obscènes » valent au texte d’être censuré un mois après sa sortie, interdit même, et à Zamiatine d’être assigné à résidence pour outrage aux bonnes mœurs. Sans doute cette éclipse est-elle la cause de son relatif oubli, aujourd’hui encore. Alatyr, contrée imaginaire dont le nom reprend la pierre magique des contes traditionnels, en épouse le ton et dévoile une humanité animale, craintive et sauvage, qui attend la catastrophe imminente, avec des accents bibliques. Tchoukovski avait vu juste. Chez Zamiatine comme chez Gogol, l’homme est partagé entre une vie médiocre et des rêves insensés. Il cède ou meurt, mais n’entrevoit aucune issue salutaire. Un message trop sombre et trop dur pour séduire les autorités, tsaristes comme staliniennes.
Lorsqu’il meurt d’une angine de poitrine, le 10 mars 1937 à 53 ans, Zamiatine n’a pas même les honneurs de la presse soviétique – n’avait-il pas quitté l’URSS en octobre 1931, sans toutefois perdre son passeport soviétique (une prouesse !) après avoir dénoncé dans une lettre à Staline « la peine de mort littéraire » dont il était victime depuis 1929 et la parution des traductions tchèque et anglaise de son roman anti-utopiste Nous autres, satire impitoyable du bonheur totalitaire programmé dans un XXVIe siècle bien peu anticipateur. Deux jours plus tard, il est inhumé à Paris, au cimetière de Thiais, en présence de Nina Berberova, d’Alexeï Remizov et de Marina Tsvetaeva. […]