Numéro, mars 2006, par Sean James Rose
Les illusions perdues
Emprisonné à maintes reprises par l’Administration tsariste pour ses positions bolcheviques, Evgueni Zamiatine (1884-1937) ne sera pas moins épargné par la censure stalinienne. L’auteur d’Au diable vauvert se définit comme un hérétique chronique. L’exercice de lucidité est périlleux, pour le bonheur du lecteur (saluons l’ingénieuse vivacité de la traduction) il peut être très drôle. Au diable vauvert et le récit qui suit, Alatyr, parlent d’une Russie provinciale, digne des Âmes mortes de Gogol, où l’ennui est le compagnon quotidien, et la folie la maîtresse avec laquelle on le trompe. Après avoir raté le conservatoire, Andreï Ivanytch décide de « camper quelque part au bout du monde, et là-bas : filer le parfait amour, écrire un livre et dominer le monde… » Le héros s’engage, il se retrouve sur la frontière chinoise dans un détachement militaire qui s’avère être une véritable nef de fous. Le général est un ogre autoritaire, son épouse une saturnienne alcoolique, la femme du capitaine une pondeuse d’enfants… Et Andreï de tomber amoureux. Le romantisme frustré dépeint par Zamiatine tient plus de l’humour grinçant du théâtre de l’absurde que du bovarysme flaubertien.