Libération, 2 février 2006, par Jean-Pierre Thibaudat
La femme du capitaine
Un désert des Tartares imbibé de vodka, vu par Evgueni Zamiatine.
Il est toujours réjouissant de voir traduit et publié un récit d’Evgueni Zamiatine, le plus grand peut-être des écrivains russe méconnus. Bolchevique de la première heure, il connut les geôles tsaristes. Après la révolution d’Octobre, il fut très vite critique. Si bien qu’il aura été l’un des rares écrivains à la fois censuré par les services du tsar et, plus tard, interdit de publication par la censure soviétique. Réfugié dans la pédagogie, cet ex-ingénieur forma les écrivains du futur, mais, las de ne plus pouvoir être lu, demandera, dans une lettre à Staline, qu’on le laisse partir à l’étranger, Gorki appuiera sa demande. Marina Tsvetaeva, Nina Berberova et Remizov l’accompagneront en 1937 au cimetière de Thiais, au terme d’un exil bancal il n’aura sa place nulle part et surtout pas dans les salons de l’émigration russe. Seul fait notoire : son adaptation de la pièce de Gorki les Bas-Fondspour Jean Renoir. La postérité de Zamiatine n’est pas à la hauteur de l’auteur de ce chef-d’œuvre qu’est Nous autres dont s’inspirera Orwell pour 1984 (roman beaucoup plus connu mais moins bon), un formidable roman d’anticipation : dès 1920, Zamiatine décrit le triomphe de tout ce que recèle en germe un régime totalitaire ayant réalisé « l’avenir radieux ».
On publie donc Au diable vauvert, un récit de 1914 inédit en français dont on aurait pu traduire le titre par « Au bout du bout » ou, pour reprendre une expression plus russe que française, « au-delà de la géographie ». L’histoire racontée est celle, collective, d’une poignée de militaires confinés dans un port du Pacifique et vivant en relative autarcie. Comme une version du Désert des Tartares aux confins de la Russie et trempée dans l’encre de la vodka. On boit évidemment beaucoup dans ce cul du monde où les guéguerres intestines tiennent lieu de combat homérique. Tout y est dérisoire et drôle, tout tient dans l’art qu’a Zamiatine de décrire ses personnages, de les mettre en scène. L’intrigue, forcément relâchée, donne au récit une allure joliment débridée. On lutine la femme d’un capitaine qui ne s’effarouche pas trop, elle a huit enfants de différents amants militaires, qui est le père du neuvième, « moi ? », s’interroge un lieutenant, rongé par le doute. Il y a aussi un général qui, bien sûr, pique dans la caisse, sa femme un peu foldingue, etc. L’ordinaire de la vie de garnison russe : duel qui tourne court, beuveries, suicide. Tout cela vu à travers l’itinéraire d’un soldat envoyé là-bas et venant de la ville de Tambov où est né Zamiatine. La part biographique s’arrête là, car, en bon fils de Gogol, l’auteur invente le réel qu’il décrit. Mais, en Russie, le réel n’a pas à forcer le trait pour être grotesque : des officiers russes écriront à Zamiatine pour le féliciter de son exacte description. La censure tsariste y vit, elle, une insulte fait à l’honneur de l’armée du tsar. Le traducteur et préfacier se fait un plaisir de nous livrer cette ridicule prose juridique qui semble être un chapitre supplémentaire au récit.
Un des moments les plus hilarants nous concerne : l’arrivée d’officiers français venus inspecter sans prévenir l’état des troupes alliées. Je ne vous dis que ça.