Le Soir, supplément « Étonnants voyageurs, les livres », 21 mai 2010, par Jean-Claude Vantroyen
Chez Vladimir Sorokine, l’amour se taille à la hache
Vladimir Sorokine, bientôt 55 ans, c’est l’écrivain de la surprise, l’iconoclaste majeur, l’empêcheur de penser en rond de la littérature russe, et de la littérature tout court. Dans La Glace, Le Lard bleu, La Voie de Bro (L’Olivier), il est en pleine dystopie, Orwell ou Huxley slave qui revisite l’histoire, russe et soviétique et met le monde en garde dans un délire d’imagination, de grotesque, de lyrisme, d’obscénité, de drôlerie et de vie.
Roman – c’est le nom du héros – est un roman plus ancien que les précédents : il a été écrit de 1985 à 1989 et publié en Russie en 1994. Il vient seulement d’être traduit en français. D’un côté, c’est dommage, car on comprend mieux les suivants après avoir lu celui-ci. De l’autre, c’est une bénédiction, tant ce roman est magnifique dans son lyrisme et son écriture et déroutant dans son développement.
Roman, c’est l’ode à la Russie de la fin du 19e siècle. La poésie de la nature, la gaieté des gens, le travail des moujiks, la beauté des services religieux, l’amitié des familles de ces campagnes perdues à des verstes des grandes villes. Dans une langue qui fait penser à Pouchkine, Tolstoï, Tourgueniev, Tchekhov, Gogol, Sorokine installe son héros, Roman, de retour de Moscou, chez son oncle Anton et sa tante Lidia. La vie campagnarde est saine, belle, revigorante pour le corps et l’esprit, les tables sont abondamment servies, les verres pleins. On se promène, on récolte les champignons, on chasse, on mange, on boit. Et on aime. Roman rencontre Tatiana, Tatiana rencontre Roman. Et c’est l’amour total, au-delà de toute compréhension. Qui tend au sublime, au sacré.
Mais… Les signes ne trompent pas. Ivre de puissance, Roman se bat avec un loup et le tue. Grisé par le pouvoir, Roman joue à la roulette russe. Cette belle histoire ne peut se terminer que dans le sang et l’eucharistie. Comme la Russie d’alors se meurt en convulsions. Au-delà de son début idyllique et de son hymne lyrique à la vie, ce Roman est un livre sur la mort d’une civilisation, celle de l’ancienne Russie. Et on ne peut s’empêcher d’y voir une métaphore terrible et angoissante de la Russie d’aujourd’hui.