Page des libraires, novembre 2011, par Yann Granjon, Librairie Sauramps (Montpellier)
L’ombre de Gogol
Dans le décor typique d’une campagne russe perdue entre présent et passé, Platon Ilitch Garine, médecin de district, se rend en hâte dans la ville de Dolgoïé où s’est déclarée une mystérieuse épidémie. Aucun cheval frais dans le relais de poste du village où il fait étape. Afin de quitter les lieux au plus vite, il loue les services du cocher Kozma, le porteur de pain. Au ronronnement du poêle et des samovars succède bientôt le frottement des patins sur la piste, le silence des forêts de bouleaux et des vastes plaines, le hurlement des loups… La neige tombe, recouvre tout à l’infini, dissimule tout chemin, toute direction et presque tout repère. Nouvelle incarnation de l’éternel couple russe : le maître et le moujik, le supérieur et l’inférieur, voici donc Garine et Kozma pris dans la tourmente à bord d’une patinette, traîneau léger tracté par cinquante mini-chevaux. Dans l’ombre de Gogol et de la troïka des Âmes mortes, ils croisent sur leur chemin les exemples baroques d’une humanité plus ou moins monstrueuse, entre la maison d’un meunier nain et le campement nomade de kazakhs trafiquants de drogues extraordinaires. Il s’en faudrait de peu pour que l’on se croie au cœur d’une Russie disparue. Mais Sorokine distille les indices d’un dérèglement troublant, faisant apparaître téléphone, cinéma et autres témoins d’une modernité déjà dépassée, brouillant notre perception de la réalité. On finit par comprendre que c’est bien l’avenir qui nous est décrit dans ces pages, une ère post-énergétique où le carburant a disparu, un avenir génétiquement modifié où les nains et les géants coexistent avec des chevaux de la taille d’un immeuble. Voyage impossible, allégorie d’un pays et d’une société que sa classe dirigeante mène à sa perte, La Tourmente démontre une fois de plus la capacité de Sorokine à surprendre. Avec une totale liberté et une imagination sans borne, il fait valser le réalisme, mêlant le grotesque et l’excès pour peindre l’invraisemblable chaos d’une Russie qui déborde les limites historiques et les conventions… histoire de mieux avancer vers un imprévisible destin.