Le Matricule des anges, février 2014, par Christine Plantec
Le temps des apparitions
Dans un roman magistral, le Russe Sergueï Lebedev opère une lente remontée vers les sources du Mal : le Grand Nord où l’austérité silencieuse de la taïga règne sur les vestiges des camps de travail soviétiques.
Rares sont les premières œuvres qui nous emportent au cœur même de leur puissance d’évocation et maintiennent ce cap. La Limite de l’oubli est de celles-là. Et même si le ton sentencieux du début fait sourire, on s’en veut rapidement d’avoir eu ce jugement alors que, de bout en bout, l’écriture assume une ambition tenue. Né en 1981, Sergueï Lebedev est un trentenaire héritier d’une histoire faite d’ellipses et de falsifications. Géologue de formation, il met sa connaissance du territoire russe – ses limites et ses profondeurs – au service du récit.
L’histoire du jeune narrateur pourrait aussi bien être la sienne… si cela était la question. Mais l’enjeu du roman est ailleurs. « Venu ici, au bout du monde, je n’ai pas mon dessein devant, mais derrière moi : je dois m’en retourner. Mon voyage est fini, j’entame mon trajet de retour : vers les mots ». C’est ainsi que le premier chapitre (le livre en comporte six), à la manière d’un chœur antique, assure la triple fonction d’annoncer l’action, de figurer le hors-scène et de parler pour ceux qui se sont tus. « Au-delà s’étend la surface des marécages sibériens. C’est ici que tu apprends ce qu’est le véritable mutisme : tu as beau parler, le monde ne te répond pas. Et tu t’aperçois que ta patrie, c’est ta langue. »
L’histoire sera celle d’une quête : mordu par un chien noir, un enfant est sauvé par une transfusion dont le donneur, voisin de la datcha familiale, se nomme l’Autre Grand-Père. Le vieil homme apparaît comme « un être sans histoire. Une tare – sa cécité – en cachait une autre, l’absence de passé, justement, et s’y substituait ». Parce que le sang de cet homme coule dans les veines du narrateur, celui-ci décide de partir à la recherche du passé de l’aveugle. Il y a que « l’Autre Grand-Père : le seul nom possible », bien plus qu’un personnage, est l’incarnation d’un pays tout entier qui dans sa période soviétique usa des acronymes (URSS, GOULAG) dans la double intention de déréaliser la violence politique dans le même temps qu’elle édifia le mythe d’un idéal communautaire : « un temps trompeur retouchant sa propre image selon les objectifs qui varient ». Et alors quoi opposer aux photographies exaltant l’effort collectif et, en apparence, volontaire d’un Rodchenko lorsque ne subsiste de la réalité concentrationnaire que la trace d’un labeur monumental dont le cadavre est absent ?
Pour élucider le mystère de l’Autre Grand-Père, le jeune homme emprunte les mêmes routes que les hommes et femmes déportés vers les plaines du Grand Nord. Certains dons peuvent mener à cela. Parce que Lebedev sait que la trace photographique n’est pas nécessairement la preuve, il n’hésite pas à basculer dans un onirisme hallucinatoire où les images mentales – intuitions, rêves, visions – orchestrent le récit et le plongent dans une béance, « l’omniprésence d’un au-delà de la conscience humaine » qui ne s’éloigne de la réalité que pour mieux y revenir. « Je me trouvai sur un quai de gare que je voyais non de l’œil du témoin mais, pour ainsi dire de l’intérieur des événements […] Les hommes ne mouraient pas, mais ils cessaient d’exister dans le présent. Et le présent se poursuivait sans eux comme si de rien n’était. »
Si une prescience inouïe annonce les événements de la fiction (tout est déjà annoncé dès le prologue), c’est aussi elle qui révèle le passé englouti de la Russie. « La mémoire, telle qu’elle s’était ouverte en moi, était une arche » et ce qui imprime la rétine fait imploser le récit en une multitude de strates que la voix du narrateur contient. Celui qui voit est aussi celui qui brise le silence : « Un être non doué de parole n’existe qu’à la voix passive, pris dans l’enchaînement des causes et des effets. La parole permet à l’homme de sortir de cette fatalité ». Mais qui plonge ainsi dans le gouffre prend le risque de s’y confondre… « Le sol de ma conscience, si familier, si sûr […] s’était dérobé, et les ténèbres respiraient au-dessous ». Passage douloureux mais passage nécessaire pour celui qui, confronté à la duplicité de l’Autre Grand-Père, n’avait dès l’origine que cette alternative pour se libérer de l’emprise du vieil homme.
Lors de son périple, le jeune homme s’était étonné du fait que « la bibliothèque ne possédait aucune étude sur l’histoire de la ville » qu’il visitait, un « paysage urbain désincarné qui ne portait en lui aucune manifestation de la présence humaine ». De la bouche de la bibliothécaire, il entendit ceci : « Nous n’avons pas de quoi faire un livre. Nous sommes trop légers en vécu, trop légers ». Le roman de Sergueï Lebedev, dont la langue singulière est un tissage étrange d’espace et de temps, répare cet oubli et se clôture en forme de promesse « À présent, je me tiens à l’extrémité de l’Europe et j’entame mon chemin de retour – dans l’écriture. »