Hommages à Benny Lévy
Gérard Bobillier, pour les éditions Verdier
Je rentre d’Éretz Israël – d’un voyage trop longtemps ajourné.
Je me suis recueilli au lieu de la sépulture de Benny. Il repose royal aux flancs de la colline des Âmes (Har Hamenouhot). Le prophète Samuel juste en face, je veux dire de l’autre côté de ce lieu matriciel, de cet impact toraïque, absolu, qu’est cette ville – Yerouchalaïm.
J’ai connu Benny sartrien – interrogé par l’existentialité, c’est-à-dire par l’engagement d’une vie soumise au joug de la pensée comme ce fut le cas dans l’Antiquité grecque. C’était le temps du politique, des Mains sales, joyeusement.
De Sartre à la Tora, il y avait un abîme, la philosophie. Paradoxalement, c’est aussi grâce à Sartre, à la philosophie de langue française que Benny a pu œuvrer à cette traversée, ce tournement magistral. La philosophie questionne, et au questionnement, il convient de dire non, car de la question du non, jaillit la question du pourquoi, et cela s’enchaîne, à l’infini, et en définitive, tristement. Être juif, être juif d’affirmation, pour dire comme son compagnon de pensée, Jean-Claude Milner, c’est dire oui et oui absolument, non sans discernement, à des histoires de bouts de chandelles, de lanières de phylactères.
La Tora, le monde que Benny avait reçu – élu qu’il fut – à la dissolution du politique, c’est l’existentialité sortie de sa fange humaniste, l’existentialité comme principe radical de la transcendance. C’est le fait que « le monde est créé avec des lettres », pour reprendre les propos de Benny, et que ces lettres, chacune, il faille les étudier.
J’ai perdu un compagnon, c’est douleur indicible. Nous avons perdu un Prince et c’est un trait de foudre qui nous frappe mais aussi nous éclaire, et je sais que c’est aux meilleurs de nos générations, pour le dire dans les termes de Bernard-Henri Lévy, que revient l’impératif de penser « le reste d’Israël et celui de la France ». Je nous souhaite ce courage, celui de relever ce défi.
La constellation ne sait pas sa composition – chaque étoile. Mais je crois encore que le nom de chaque-un peut devenir étoile.
Benny, je te salue.
In memoriam Benny Lévy
Le Mouvement, juillet 2004, par Pierre Benguigui
Le « logos » et la lettre
Quelque part en terre d’Égypte
Où jadis Jacob et les siens
Descendirent voir Joseph
L’Éternel insuffla
Une âme génératrice de vie
À un être promu à une aventure existentielle unique,…
De Mao à Moïse
Ce souffle docile s’infiltra dans ses narines ;
Et l’Homme devint parlant – Roua’h Mémaléla…
Le souffle, c’était la lettre de l’Origine…
C’était la langue originelle
Par laquelle le monde fut créé,
Racine génitrice de toutes les lettres
De l’éclatement en soixante-dix langages
En soixante-dix peuples représentés par soixante-dix princes
Se trouvant à l’extérieur du Trône Divin : Sod Haphlaga
Et la lettre se fit « Logos »
Les jours de l’Homme passèrent comme passe l’ombre,
De Mao à Moïse…
Alors le Seigneur, jugeant l’instant devenu propice,
Avant même que ne s’achèvent les « Jours de l’Homme »
Pour le Psalmiste,
Il leva Sa face vers son fidèle et cher serviteur,
Qui contemple sa lumière…
L’Éternel inspira profondément et ultimement dans ses narines,
Et les lettres alors démultipliées, innombrables,
Gravées dans son âme comme sur des Tables,
S’envolèrent pour l’Éternité vers le Firmament
Ecce Homo
L’esprit Lévy
Libération, 16 octobre 2003, par Robert Maggiori
On a souvent résumé le parcours de Benny Lévy par une formule clinquante : de Mao à Moïse. Sans cesse reprise, elle voulait indiquer l’inattendu passage de la politique à la religion, d’une religion à une autre sans doute, d’un dogmatisme à l’autre peut-être, des affaires de ce monde, toutes de bruits et de violence, au monde du livre, de la lettre, où se gagnent sagesse et sainteté. Elle voulait indiquer les trois mouvements du parcours géographique, du Caire à Paris et de Paris à Jérusalem, et les trois temps de l’itinéraire intellectuel, de Lénine ou Mao à Sartre et à la Torah. La formule n’est pas tout à fait fausse, mais elle efface toutes les nuances, les torsions, les doutes, les déchirures, et le maintien d’une fidélité à « quelque chose » de secret, d’indéfini, d’« au-delà », dont Benny Lévy commençait seulement, dans ses derniers livres, à écrire le chiffre. Il est mort d’une crise cardiaque à Jérusalem dans la nuit de mardi à mercredi. Il était âgé de 58 ans.
Benny Lévy a 11 ans lorsque, avec sa famille, en 1956, il fuit son pays natal, l’Égypte. Il est jeune normalien à Paris, militant marxiste-léniniste, lorsque se lève le vent de Mai 68. Il se jette alors, corps et âme, dans la révolution, et fonde la Gauche prolétarienne. Il n’est pas un Cohn-Bendit ni un Geismar, « vitrines » du mouvement. Il est le leader d’un des groupes les plus radicaux, un nom – Pierre Victor – derrière lequel, comme pour un chef de réseau de la Résistance, peu de gens peuvent mettre un visage, un général qui, apatride, ne peut s’exposer ni être sur les barricades, mais orchestre, donne des ordres, fixe en subtil idéologue les plans d’actions et les stratégies. Petit, mince, presque timide, il n’a rien d’un centurion romain. Mais il est d’une intelligence diabolique, possédant cette extraordinaire qualité de pouvoir faire passer toutes les plus fines nuances de la pensée dialectique dans la cristalline géométrie des mots, que l’art rhétorique rend encore plus solide. « J’étais, dira-t-il trente ans plus tard, un terroriste intellectuel », parce que capable de convaincre et persuader, de modifier les idées et les comportements de ceux qui l’écoutaient. Ses interlocuteurs en avaient peur parfois : non parce qu’ils s’effrayaient du pouvoir qu’il avait en tant que « chef », mais parce qu’ils ne pouvaient pas nier le « pouvoir » d’inhibition qu’il avait sur eux, ne pouvaient pas s’empêcher de penser, en l’écoutant, qu’ils ne trouveraient jamais rien à lui opposer, pas le moindre argument solide, pas la moindre objection valable.
C’est cet homme-là, entouré de l’aura propre aux leaders charismatiques, que Jean-Paul Sartre reçoit un beau jour de 1970. Les directeurs de la Cause du peuple, Jean-Pierre Le Dantec puis Michel Le Bris, sont arrêtés, le journal est menacé, et, avec lui, tous les « maos » de la Gauche prolétarienne. Sartre, le «Voltaire» que, de l’aveu même de De Gaulle, on ne peut pas mettre en prison, accepte de devenir responsable du journal et de le distribuer sur les Champs-Élysées. Pierre Victor dissout la Gauche prolétarienne en 1973. Naîtront ensuite, au lieu d’un appel à la « guerre civile » ou à la « lutte armée », une agence de presse, et Libération, dont Sartre est le directeur. Le rapport entre Pierre Victor et le vieux philosophe devient de plus en plus personnel. Sartre l’aide à obtenir la nationalité française et en fait son secrétaire particulier. Les discussions philosophiques et politiques, entre eux, sont fécondes. De Pierre Victor, bientôt, on ne parle plus, sauf au moment où paraît On a raison de se révolter, qu’il signe avec Sartre et Philippe Gavi.
Redevenu Benny Lévy, il apprend l’hébreu et, surtout, découvre la pensée d’Emmanuel Lévinas, qui le foudroie, comme la pensée de Franz Rosenzweig ou de Martin Buber avaient foudroyé Lévinas. De tout le courant du messianisme juif, de Gershom Scholem ou de Martin Buber, Sartre n’a pas une connaissance bien éprouvée. Il est sans doute fasciné par ce que lui en fait découvrir Lévy. Mais lorsque, dans le Nouvel Observateur, paraissent en 1980 les entretiens qu’il a obtenus de Sartre, un scandale éclate. Des positions « classiques » du philosophe, de son existentialisme athée, on ne reconnaît pas grand-chose : la « famille » sartrienne, Simone de Beauvoir en tête, dénonce la manipulation, le trafic d’influence, la « sujétion », le « détournement de vieillard ». Lévy, jadis craint, et souvent détesté, est objet de tous les anathèmes. Il sera défendu, quelques années plus tard, par Bernard-Henri Lévy, qui, dans Le Siècle de Sartre (Grasset, 2000), donne des dialogues avec Sartre, dira Benny Lévy, « une version contraire à la vulgate parisienne et mondiale selon laquelle je l’avais manipulé ».
Après le hourvari, Benny Lévy, révolutionnaire converti ou repenti, se retire à Strasbourg, étudie (et enseigne) la pensée de Platon, de Hobbes, de Spinoza, de Maïmonide ou du cabaliste lituanien Rabbi Hayim de Volozine, s’enferme dans une yeshiva, plonge en apnée dans les textes bibliques et talmudiques. Il est ensuite nommé à l’université de Paris VII et, de là, après avoir surmonté bien des obstacles, administratifs ou politiques, et vaincu bien des hostilités (manifestées par les « milieux islamo-progressistes » selon ses propres termes), il obtient une sorte de « détachement » pour pouvoir créer l’École doctorale de Jérusalem, où des francophones d’Israël pourraient préparer des DEA ou des doctorats. En juin 2000, Benny Lévy inaugure à Talpiot l’Institut d’études lévinassiennes de Jérusalem, fondé avec Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy.
Critiqué pour le dogmatisme de sa « phase révolutionnaire », Lévy, lorsqu’il s’est immergé dans la Torah et a réglé sa vie sur les principes religieux, a été soupçonné de « fondamentalisme ». Les livres qu’il a publiés, écrits dans une prose tantôt assertive tantôt lyrique, fervente et parfois hermétique, témoignent d’une sorte de quête infinie de ce qui pourrait percer ou ouvrir le « sans issue de l’Être », un au-delà de l’Être, mais aussi, ce qui peut paraître moins religieux, un au-delà de la liberté. Si, dans Visage continu par exemple, Benny Lévy, n’osant pas prononcer l’imprononçable, écrit « le nom de D. », ce n’est pas par excès de religiosité. Le Nom, et le nom de Dieu, est au centre de sa réflexion, parce qu’il ouvre la question de la philosophie elle-même : « Que doit être la philosophie pour que depuis toujours la précède le nom imprononçable de Dieu ? » Bien qu’elle ait tenté d’« inclure ce Nom dans sa geste », et fait de Dieu « le sommet des étants », la philosophie, en réalité, est « tout oubli de ce pro-Nom ». Aussi, en son histoire, n’aura-t- elle été que « destruction de la transcendance », adieu. Restaurer le commencement de la philosophie, c’est déchiffrer cet adieu, qui est aussi « à-Dieu », et une manière de retrouver « la Parole de Dieu dans le Visage » d’autrui – ce que tentait de faire Benny Lévy en captant un par un tous les grains de lumière de la pensée d’Emmanuel Lévinas.
Benny Lévy venait d’achever une autre étude levinassienne, Être juif, qui paraîtra dans quelques jours aux éditions Verdier. Le livre commence ainsi : « Nés – malgré tout – en 1945, nous procédions des épousailles des Lumières et de la Nuit. […] Nous, fils de l’inversion, nous ne nous lamentions pas. Nous n’avions plus à payer aucun billet. Tout avait été payé, et pour toujours. Le Siècle nous faisait un crédit illimité ; le juif honteux pouvait être fier, sans frais ; il n’était plus le juif moderne, mais le juif du Siècle. Nous ne remarquions même pas que nous étions en train de payer l’absence de lamentations. Le prix : l’obscurcissement du rapport du fils au père. Dans les Lumières, nous avions perdu la mère ; dans la Nuit : le père. Enfants adoptifs du siècle, nous pouvions nous mêler à tous les combats. Ils se révélèrent douteux : qu’à cela ne tienne : nous pouvions nous retourner contre le Siècle, en véritables enfants. Contre le siècle de la barbarie s’élevaient alors l’humanité et ses droits. »
Un homme de parole
Libération, 16 octobre 2003, par Serge July
Benny Lévy fut décisif, courant 1972, dans la genèse de ce projet tout à fait fou, qui consistait à lancer un quotidien dans ces années-là, et qui allait s’appeler Libération. Ce petit homme, alors apatride, parce que Juif égyptien ayant fui son pays d’origine après les persécutions consécutives à l’opération de Suez, dirigeait, dans une semi-clandestinité, une organisation gauchiste, la Gauche prolétarienne, alias les maos. Cette organisation bolcheviko-libertaire, que son spontanéisme finit par emporter définitivement, puisqu’elle choisit in fine l’autodissolution, avait eu, parmi ses nombreuses idées, celle de concevoir un quotidien pour agiter la société française. Cet homme qui passa sa vie dans la pénombre se faisait appeler « Pierre Victor ». Il fut l’un des hommes les plus influents de la scène gauchiste et intellectuelle de cette époque. Depuis plus de vingt ans, il se consacrait aux études talmudiques. Je le connaissais pour avoir été avec lui et Alain Geismar, à la fin 1968, au début 1969, à la fondation de la météorique GP.
Benny Lévy, avec sa silhouette toujours fragile, son inaltérable goût du retrait et de la sous-exposition, avait l’intelligence charismatique. Le spectacle de sa pensée avait quelque chose de vertigineux et de séduisant. Il allait plus vite que tout un chacun, et ses raisonnements transportaient ses auditoires. Benny était un homme de culture orale, celle de la maïeutique, des séminaires et des AG, un raisonneur que l’exercice de la parole et de la contradiction stimulait, relançait, projetait toujours plus loin. Au commencement était le verbe. Il ne l’a jamais quitté, jusqu’à s’en faire un archéologue acharné. Son verbe exerçait une telle emprise sur tous ceux auxquels il s’adressait qu’il fallait toujours prendre le temps de faire une pause pour réfléchir à ce qu’il avait dit ou voulu dire. Il fut au gauchisme ce que furent dans leur domaine de référence Lacan, Barthes et Deleuze, ces grands séducteurs de l’intelligence parlée.
Jongleur de concepts. Benny Lévy aura fait une carrière exceptionnelle de parleur et de jongleur de concepts, d’interprète, d’abord exégète d’Althusser, puis tribun clandestin, sparring partner intellectuel de Jean-Paul Sartre, enfin, après le choc provoqué par la découverte d’Emmanuel Levinas, interprète du Talmud, à la manière d’un rabbin, qu’il n’était pas. Benny Lévy, après l’aventure gauchiste, après l’automne sartrien, n’a eu de cesse de remonter l’histoire du verbe, de retrouver la force de la lettre, celle littéralement des écritures, avant que le logos grec la recouvre. Cette quête dévorante l’occupait tout entier.
Benny Lévy, à la différence de la plupart des intellectuels de la fin du siècle et du début de celui-ci, laisse une œuvre plus parlée qu’écrite. C’est ce qu’on appelle un enseignement. Finalement, Benny fut un professeur.
Le philosophe Bernard-Henri Lévy défend le rapport à la religion de son ami : « Un judaïsme sans fanatisme »
Libération, jeudi 16 octobre 2003, par Antoine de Gaudemar
Bernard-Henri Lévy, philosophe : « Je suis effondré par la mort de Benny Lévy qui, hier encore au téléphone, me parlait avec tant de gaieté de notre prochaine rencontre à Jérusalem. Nous nous sommes connus en 1966 par l’intermédiaire de Louis Althusser qui a été notre maître commun. Puis nous nous sommes un peu retrouvés à la toute fin des années 70, au moment de notre découverte, par nos chemins respectifs, de l’œuvre de Lévinas. Et puis, vraiment, il y a quatre ans, quand nous avons fondé ensemble, à Jérusalem, cet Institut d’études levinassiennes où ont pu se rencontrer, sans antagonisme, juifs laïcs et juifs religieux, juifs d’Israël et de la diaspora, juifs pensant l’avenir du nom de Juif à distance ou à proximité de celui de l’Europe. À partir de là, nous ne nous sommes plus quittés. Une symétrie entre la radicalité de son engagement politique d’autrefois et l’intensité de son engagement juif d’aujourd’hui ? Un fanatisme qui aurait juste migré de Mao à Moïse ? C’est le cliché le plus navrant qui circule sur ce si grand esprit. Dans son rapport au judaïsme, il n’y avait aucun fanatisme. Juste une grande profondeur. Le point d’arrivée d’une aventure métaphysique unique, exigeante.
Ce n’était pas mon judaïsme, c’est sûr. Et nous avons eu maintes discussions, fraternelles mais vives, sur nos façons respectives de vivre notre rapport à la Loi et aux Textes. Mais outre le fait qu’il en savait infiniment plus que moi et que je me sentais ridiculement ignorant dès qu’il commençait de commenter une page du Maharal de Prague ou du Gaon de Vilna, le fait même que nous ayons pu débattre de cela prouve qu’il était loin de cet esprit d’intolérance qu’ont caricaturé certains. Benny, au demeurant, était la bonté même. Un mélange, unique, de savoir et de bonté.
Quant au conflit israélo-palestinien, je ne peux vous dire que deux choses, précises, factuelles. C’est à travers lui que passaient, depuis trois ans, mes relations avec Tom Segev, David Grossman ou les militants de La Paix Maintenant. Il n’était pas en désaccord, loin s’en faut, avec l’idée d’une paix “sèche”, débouchant sur le partage de la terre, donc la coexistence de deux États qui prendraient le temps, ensuite, d’apprendre à se connaître et à s’aimer. Ceci pour vous dire que les vrais enjeux se trouvaient, pour lui, à une tout autre hauteur. Autant il pouvait être intransigeant quand l’essentiel, soit la métaphysique, était en question, autant il était pragmatique dès qu’il ne s’agissait plus que de politique. On est loin de ce prétendu terrorisme intellectuel dont l’évocation avait surtout le don de le faire rire – de ce bon rire, sonore, généreux, que je n’oublierai jamais. »
Benny Lévy, d’un messianisme à l’autre
Le Figaro, 16 octobre 2003, par C. B.
Né en 1945 au Caire, dans une famille pieuse où figure Yehuda Halevy, le fondateur de la communauté juive de Jaffa au milieu du dix-neuvième siècle, il quitte l’Égypte en 1956 après l’expédition de Suez. Il laisse derrière lui son frère aîné, converti à l’islam et emprisonné dans les geôles égyptiennes pendant sept années pour avoir été un militant de la gauche communiste. Cet arrachement est décisif dans son itinéraire d’errance et nourrit sa conviction d’être un éternel apatride.
Sa famille gagne Bruxelles puis Paris où, après de brillantes études, Benny Lévy entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm avec un statut d’étranger. Au fil d’un cursus en philosophie suivi sous la direction d’Althusser et de Jacques Derrida, il embrasse marxisme et maoïsme, devenant un des meneurs intellectuels de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(m-1)).
C’est sous le nom de Pierre Victor qu’il se fait connaître en 1968, mais ne pouvant aller sur les barricades de peur d’être expulsé, il laisse son ami Pierre Goldman mener les actions les plus violentes. Il fonde et dirige alors la Gauche prolétarienne (GP), avant de décider la dissolution du mouvement en 1973, refusant de basculer dans la violence et les exactions de l’époque, à l’image des groupes telle la bande à Baader.
Secrétaire de Sartre, grâce auquel il obtient la nationalité française, il participe au lancement deLibération aux côtés du philosophe. Et lorsque Sartre décide d’écrire L’Idiot de la famille, son essai sur Flaubert, c’est Benny Lévy qu’il prie de lui lire à haute voix Madame Bovary. Cette proximité nourrit les entretiens qu’il publie en 1980 peu avant la mort du père des Temps modernes. Dans ces conversations, il prête au philosophe des doutes sur les systèmes philosophiques qu’il a utilisés et leur substitue des concepts de rédemption et un horizon intellectuel de messianisme. Cela lui vaut l’ire de Simone de Beauvoir et d’intellectuels qui crient à l’imposture.
Mais le tournant de son existence s’effectue par la rencontre avec un autre penseur : Emmanuel Levinas, qu’il découvre en 1978. Aux impasses de l’engagement politique, il substitue les études religieuses, et s’explique de cet itinéraire dans Le Meurtre du pasteur, passionnante et foisonnante autobiographie spirituelle. Fondateur, aux côtés d’Alain Finkielkraut et de Bernard-Henri Lévy, d’un Institut Levinas à Jérusalem, il rectifiait : « Pas converti, repenti », lorsque la question lui était posée et déclarait : « J’ai perdu ma vision politique du monde. La Torah a rafraîchi mon âme comme une eau créatrice de vie. C’est en elle que j’ai trouvé la profondeur métaphysique que je recherchais. La vraie liberté, c’est d’étudier la Torah. La Torah me parle. Elle s’adresse directement à moi. » Après avoir longtemps cru aux lendemains qui chantent et au messianisme temporel Benny Lévy, devenu sur le tard le maître à penser des nouveaux philosophes, a été gagné par l’espérance du monde à venir.
Le trajet singulier de Benny Lévy du maoïsme à la tradition du judaïsme
Le Monde, 17 octobre 2003, par Roger-Pol Droit
Au premier regard, la trajectoire du philosophe Benny Lévy, mort d’une crise cardiaque à Jérusalem dans la nuit du 14 au 15 octobre, a quelque chose de déconcertant. Voilà un grand militant maoïste des années 1968, fondateur et maître à penser de la Gauche prolétarienne, révolutionnaire intransigeant et radical. Comment donc se retrouve-t-il, quelques années plus tard, le front penché sur les lettres carrées de la Torah, ne jurant que par la Bible et le Talmud, soutenant que la singularité juive est d’être rivée au Sinaï ? Le changement parut souvent incompréhensible ou inacceptable. Pourtant, il n’y eut pas deux hommes distincts dans une seule vie. Celle de Pierre Victor, le militant qui dialoguait avec Sartre, et celle de Benny Lévy, directeur de l’Institut d’études lévinassiennes à Jérusalem, appartiennent à une même cohérence. Il est possible de la discerner.
Ce fut un homme exilé: même installé en France, même normalien, il vécut longtemps sans papiers, dans une situation précaire. Né au Caire le 28 août 1945 dans une famille tranquille, Benny Lévy avait quitté l’Égypte pour la Belgique à onze ans, en 1956, après l’expédition de Suez. Venu habiter Paris, il adhéra en 1963 à l’Union des étudiants communistes (UEC), dont se séparèrent bientôt les marxistes-léninistes, autrement dit les prochinois, comme on disait alors. En 1965, à 20 ans, reçu à Normale sup, il y rencontra Louis Althusser et devint le chef de file des maos. Militant sous divers pseudonymes, il conserva finalement celui de Pierre Victor.
Ce Pierre Victor devint le secrétaire personnel de Sartre de 1974 à la mort du philosophe, en 1980. Sartre avait accepté, en 1970, de devenir directeur de publication du journal maoïste La Cause du peuple, pour protéger le titre: les responsables légaux étaient régulièrement emprisonnés. Ce fut une vraie rencontre qui réunit le vieil homme libre et le jeune révolutionnaire. Pas moins de trois livres en sont issus. On a raison de se révolter, en 1974, rassemble les entretiens de Sartre, Philippe Gavi et Pierre Victor autour de la création d’un nouveau quotidien qui devait tout changer,Libération. Entre Sartre et Victor, au fil des ans, les discussions s’approfondissent, avec pour centre les relations de la politique et de l’éthique.
C’est à la fin de la décennie 1970, que Pierre Victor se mit à lire l’œuvre de Lévinas, décida d’apprendre l’hébreu, découvrit le messianisme et commença à comprendre que l’engagement, tel qu’il l’avait pratiqué jusqu’alors, était une impasse. Avec Sartre, pas à pas, texte en main, il revient sur les analyses de la question juive. Leurs dialogues, rassemblés plus tard dans Le Nom de l’hommeet L’Espoir maintenant (éd. Verdier), ont pu surprendre, voire choquer: des proches, qui n’y reconnaissaient pas “leur” Sartre, crièrent à la manipulation. Bernard-Henri Lévy a montré, dans son travail sur Sartre, que ce n’était pas le cas.
C’est avec Sartre, semble-t-il, plutôt que contre lui ou sans lui, que Pierre Victor est redevenu Benny Lévy, qu’il est passé, selon ses propres termes, du statut de “juif imaginaire” (celui que fabrique le regard des autres, et en premier lieu des antisémites) à celui de “juif réel”, lecteur aux prises avec la lettre des textes, homme d’études, maillon d’une tradition toujours rendue à la vie par le déchiffrement et le commentaire. Le Logos et la Lettre (éd. Verdier, 1988) témoigne de ce retour à l’étude: Benny Lévy y compare, à propos des mêmes corpus, les commentaires de Philon d’Alexandrie, juif hellénisé, connaissant à peine l’hébreu, et les manières de lire des pharisiens, s’inscrivant dans la ligne de la transmission traditionnelle, littérale.
Ce travail patient sur les textes, Benny Lévy n’a cessé de le conduire au cours des vingt dernières années, ravivant tout un courant d’études et de réflexion autour des textes juifs et à partir des analyses de Levinas. Son dernier livre paru, Le Meurtre du Pasteur (éd. Verdier, 2002), analyse de manière provocante et savante l’impasse de la politique quand elle se coupe de toute transcendance. Son prochain livre, Être juif (à paraître le 6 novembre), doit confirmer cette singularité radicale d’une pensée du retour dont il s’est fait le héraut. Allant de Marx au Sinaï, le trajet peut surprendre mais possède une puissante cohérence interne. Cet homme n’a jamais cessé de livrer bataille. Il a toujours refusé de céder, et a fini par voir dans le retour aux sources juives la vraie forme de la révolution.
« Mystère, souveraineté et lumière d’un ami perdu »
Le Monde, 17 octobre 2003, par Bernard-Henri Lévy
« Première image de Benny, hiver 1967, dans le bureau de Louis Althusser, rue d’Ulm. Il y a déjà cette force sèche, cette foudre, qui émanent de lui et liée, mais pas seulement, à la Gauche prolétarienne dont il est le roi secret, une souveraineté mystérieuse, un rayonnement sans cause visible, qui semblent, ce matin-là, subjuguer jusqu’à notre vieux maître.
Dix ans plus tard. Peut-être un peu plus. C’est Maurice Clavel qui nous rapproche et, aux côtés de Maurice, Jean Zacklad, ce professeur de philosophie et de Cabbale dont le Séminaire de la rue Dieu jouera un si grand rôle dans le « tournement » de Benny et de quelques autres. Je le trouve mûri. Concentré. Un peu étourdi encore par la saison politique dont il vient lui-même de décréter la clôture, mais complètement revenu aux livres. À Clavel qui, je ne sais plus très bien pourquoi, lui rappelle l’existence de la cause palestinienne, il fait cette réponse splendide, qui vaut bien laRésistance par logique de Cavaillès et ne paraîtra folle qu’à ceux qui ne veulent rien savoir de la façon dont la pensée, parfois, se fait le forceps du réel : « Oui, d’accord, les Palestiniens ; mais n’oublie quand même jamais que c’est moi qui les ai inventés. »
Plus tard encore, quand je publie mon Sartre, et que je m’y interroge sur l’énigme du Retour, désormais consommé, de ce jeune juif ex moderne, en réponse donc à la cascade d’hypothèses que je lance pour tenter d’expliquer sa métamorphose : «Une analyse ? une conversion, une apocalypse intime ? une réconciliation avec la Loi du père ou des pères ? un septième pilier ? une femme ? », cette lettre d’exultation sans réplique : « Une femme, oui, mais la même, mon vieux, toujours la même, chez qui, lorsque je doutais, lorsque je me sentais défaillir ou m’attarder, je savais pouvoir faire provision de force et de courage » Léo, l’ancienne mao comme lui, la tendre intraitable, qui l’accompagnera d’un bout à l’autre de sa grande aventure politique et métaphysique.
Et puis l’amitié à partir de là, une neuve mais très profonde amitié, scandée par les péripéties de la vie de l’Institut d’études lévinassiennes, que nous fondons, avec Alain Finkielkraut, à Jérusalem ; par nos dîners avec Jean-Claude Milner qu’il aimait et admirait tant ; par le rapprochement avec « Bob », l’âme de cette Bergerie des Corbières, devenue Éditions Verdier, à laquelle cet éternel stratège conférait un rôle essentiel dans sa guerre de longue durée contre les « penchants criminels de l’Europe démocratique » (Milner, encore) ; et puis par tous ces textes qu’il m’envoyait, traduisait, commentait parfois en juillet encore, cette exhortation fraternelle à commencer d’entrer dans le texte de Rabbi Akiba…
« Nous portons le même patronyme, m’avait-il apostrophé la veille, mi-bourru mi-rieur, devant les étudiants de l’université hébraïque de Jérusalem qui n’ignoraient rien de notre différend complice quant aux deux façons d’être juif. Nous portons le même patronyme et peut être sommes-nous comme les doubles, les correspondants, les intercesseurs l’un de l’autre dans nos mondes respectifs: toi mon émissaire dans l’univers de l’affairement dont j’ai pris congé voilà vingt ans ; et moi, j’espère, un jour le tien dans celui du Nom et de la Loi où tu t’obstines à ne pas vouloir entrer. »
Émissaire de Benny, dans la trivialité du siècle, pourquoi pas. Mais lui le mien dans cet univers de la Tradition orale dont il était en train de devenir un maître, quelle chance, quel privilège et, à partir d’aujourd’hui, quelle irréparable perte !
Jamais je n’ai vu personne faire vivre, comme il le fit ce jour-là, les lettres carrées d’une page de Rachi. Jamais je n’entendrai un autre talmudiste me donner le sentiment de trouver, dans un commentaire de Hillel, la réponse à une question laissée en suspens par les Ennéades, le Sophiste ou, tous délais expirés, la Monadologie.
Jamais, non, plus jamais, je ne le verrai s’exclamer si drôlement, face à l’un de ses étudiants ajoutant le péché d’ignorance à la naïveté progressiste (car ce prétendu « extrémiste » avait des étudiants qui, souvent, se réclamaient de la gauche israélienne) : « Tu peux dire toutes les sottises que tu veux sur l’État, la Terre, le gouvernement ceci ou l’Autorité cela; mais pas touche au Gaon de Vilna ! non, le seul point sur lequel je ne céderai jamais, c’est le Gaon de Vilna ! »
Seul un romancier pourra raconter un jour l’extraordinaire ascendant qu’aura exercé sur deux générations le jeune homme de 58 ans qui vient de mourir à Jérusalem.
Pour l’heure, il ne reste à ses amis, bien démunis, qu’à pleurer le seul d’entre nous qui aurait su penser ensemble, comme dit le Verset, le reste d’Israël et celui de la France. »
Benny Lévy faisait jaillir des lumières
Libération, vendredi 17 octobre 2003, par Jean-Claude Milner
Benny Lévy et moi étions des interlocuteurs. Les conversations que nous avions, longues et fréquentes depuis une quinzaine d’années, je les tenais pour des moments d’incomparable liberté. Toujours disjointes, nos lignes de propos en venaient toujours à s’impliquer réciproquement. Il arrivait que je lui apprenne quelque chose ; j’entends quelque chose qui lui paraissait exorbitant au regard de ce qu’il savait ou pensait l’instant d’avant. Or, ce quelque chose n’était pas moins exorbitant à ce que je savais ou pensais moi-même. En retour, il arrivait qu’il m’apprenne quelque chose que je jugeais exorbitant; d’emblée, il soulignait que ce quelque chose ne comptait que par ce qui était exorbitant à sa propre personne et qu’il appelait l’étude. Je lui apprenais ce que je ne savais pas, il m’apprenait ce qu’un autre que lui savait en lui. Liberté de parler de tout, liberté de penser, liberté de savoir, les Lumières s’en étaient réclamées et je m’étais longtemps réclamé d’elles. Benny Lévy y était arrivé par une voie tout autre. Car il n’avait pas toujours été ainsi. On peut à bon droit souligner les continuités, ce qu’il y a de commun entre l’intensité de l’engagement révolutionnaire et l’intensité de l’engagement dans l’étude de la Torah. Une telle intensité, un tel sérieux, c’est tellement autre chose que la bienséance distanciée, la narquoiserie dont se pique l’intellectuel moyen. Toujours laisser entendre que ce qu’on dit ou fait est au-dessous de vous. Chez Benny Lévy, qu’il s’agît de diriger une organisation, de lire un texte de philosophie, d’entrer dans le monde de la loi orale, il fallait justement aller à la plénitude du dire et du faire.
Quant à moi, je serais plus attentif aux différences. Dirigeant d’organisation, Benny Lévy pratiquait mal la liberté; je veux dire qu’il la pratiquait mal à l’égard de lui-même. Sans doute parce que la plénitude politique recelait en elle un vide abyssal. À Benny Lévy, il fallait un plein sans faille pour être libre. La rencontre du plein fut d’abord celle d’une opacité. Il me confia un jour que, dans les premiers temps d’étude, il lui arrivait d’en pleurer, désespéré de ne rien comprendre. Il avait tenu entre ses mains l’arme absolue de la dialectique, celle que la politique maoïste avait construite à partir d’une logique imparable. Moi qui l’ai connue et pratiquée, je peux assurer qu’effectivement, cela peut casser des briques.
Or, voilà que l’épée se faisait roseau. Vint un instant pourtant où l’opaque devint clair. Non par une inspiration, mais par un travail patient et littéral, où la lettre devait marquer jusqu’au moindre détail de la vie du corps et de l’entendement. Alors, il fut libre. Libre à l’égard de la philosophie et de la langue française, si étroitement unies à ses yeux. User de Schelling ou de Lévinas pour faire entendre quelque chose du Talmud, mais aussi bien user de l’athéisme comme levier pour faire apparaître en Lévinas, ce que Lévinas parfois avait lui-même recouvert. Tout cela par voie affirmative, puisque le nom juif, à ses yeux, était intégralement affirmatif. Cette affirmation, il est vrai, requiert qu’il soit dit non à la philosophie, parce que la philosophie contient quelque chose qui dit non au nom juif. Mais la philosophie peut être poussée jusqu’au point où ce non se laisse cerner; est alors déterminé du même coup le lieu du oui. Entre la Torah et la philosophie, régnait le vide depuis des siècles et, dans le vide, le son ne passe pas. Benny Lévy faisait passer le son, que ce soit en consonance ou en dissonance. Il meurt à un instant critique. On croirait que l’humanité aujourd’hui trouve son unité dans la dénonciation du nom d’Israël. Or dans les langues, ce nom n’est pas celui d’un État ; c’est le nom de tout ce qui de près ou de loin relève du nom juif.
Pour être philosophe ou politique ou simplement homme, on n’en est pas moins un être parlant. On n’en est pas moins soumis à la loi d’airain des noms. Les sujets commencent à s’en rendre compte, même dans la France ensommeillée. L’idée reçue « Israël, à condamner » ne revêt plus la naturalité molle qui autorisait tout, y compris le plus honteux. Face à l’équation Juif = Hitler, qu’ils ont produite, les bien-pensants découvrent qu’ils auront peut-être à argumenter. Un choix les attend. Comment user de son intelligence sans se retrouver couvert de honte ? Comment échapper à la honte, sans renoncer à son intelligence ? L’expérience a montré que, dans ce type de choix, on s’égare aisément. En style fulgurant, Benny Lévy faisait jaillir des lumières et des feux d’orientation. Quelque chose s’est arrêté, mais rien n’est fini.
Gédéon est mort
Les Inrockuptibles, 22 octobre 2003, par Marc Weitzmann
« Votre Grand Dirigeant à vous, son pseudo était Gédéon, à cause des initiales de sa fonction, GD. Gédéon pouvait parler une heure sans notes, sans la moindre hésitation, sans commettre la plus petite faute de syntaxe. Sa voix égale, que n’altérait aucun changement de ton, de rythme, aucun lapsus, aucune plaisanterie non plus cela va de soi, avait un pouvoir littéralement hypnotique. (…) Lorsqu’il se taisait, les situations les plus compliquées semblaient soudain simples, des voies lumineuses s’ouvraient dans la broussaille du monde, chacun savait ce qui lui restait à faire. »
Ce personnage, décrit par Olivier Rolin dans son roman Tigre de papier, n’est autre que, comme on sait, Benny Lévy, mort d’une crise cardiaque, le 15 octobre dernier, à Jérusalem, où il vivait depuis 1990 en accord avec les principes de ce judaïsme intransigeant qui était devenu sa nouvelle idéologie.
Né en 1945 en Égypte, il était arrivé à Paris en 1956, après la crise du Canal de Suez et la décision de Nasser de chasser les Juifs du pays. Il avait accompli le parcours classique d’un jeune intellectuel de ce temps : normalien, adhérent aux Jeunesses communistes, militant marxiste-léniniste, il fonde la Gauche prolétarienne, groupe maoïste qu’il dirige de façon semi-clandestine, mais d’une main de fer, sous le pseudonyme de Pierre Victor. Revenant sur son passé, il se définira plus tard à ce sujet lui-même comme un « terroriste intellectuel ». Olivier Rolin encore : « Cependant que tu parlais, tu étais bien plus impressionné par le silence impénétrable de Gédéon, l’attente de son verdict… Tu parlais, il caressait sa barbiche, le buste légèrement penché en avant, l’air dégoûté, et tu sentais ton discours s’empêtrer, se tarir, se figer de peur littéralement. »
Cofondateur de Libération en 1973, après la dissolution de la GP, Benny Lévy devient aussi le secrétaire de Jean-Paul Sartre, qui l’aide à obtenir sa nationalité française. C’est d’ailleurs avec Sartre que va éclater le « scandale », en 1980, lorsque Benny Lévy, qui vient de découvrir Lévinas, organise pour Le Nouvel Observateur une série d’entretiens avec Sartre, où ce dernier se montre étonnamment ouvert au fait religieux juif. Simone de Beauvoir crie à la manipulation, au trafic d’influence et au « détournement de vieillard ». Peu de temps après, Benny Lévy quitte Paris pour Strasbourg, où il entame avec ferveur un processus de techouva, de « retour » à la religion juive. Les livres qu’il publiera à partir de 1988 tentent un alliage aventureux entre philosophie et religion stricte.
Monté en Israël en 1990, il avait fondé à Jérusalem un Institut d’études lévinassiennes, qui lui avait valu des démêlés avec l’Université française en raison de ses tendances religieuses, mais avait reçu le soutien actif d’Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy. En Israël même, pourtant, la situation de Benny Lévy semblait quelque peu paradoxale. Benny Lévy n’était pas sioniste, il était même antisioniste. Son aura ne dépassait guère les milieux religieux francophones, mais elle y était très forte, en particulier sur les jeunes revenus à la religion, qui voyaient en lui tout à la fois un maître et une caution intellectuelle d’un parcours qui pouvait les conduire jusque dans les implantations de Cisjordanie, au nom même de l’antisionisme. Il n’aura pas eu le temps d’expliciter la complexité de son parcours. Son dernier livre, Être juif, qui sort sous peu aux éditions Verdier, aurait peut-être pu s’appeler « Être juif français » : « Nés – malgré tout – en 1945 (…) nous, fils de l’inversion, nous ne nous lamentions pas. (…) Nous ne remarquions même pas que nous étions en train de payer l’absence de lamentations. Le prix : l’obscurcissement du rapport du fils au père. (…) Enfants adoptifs du siècle, nous pouvions nous mêler de tous les combats. Ils se révélèrent douteux ; qu’à cela ne tienne : nous pouvions nous retourner contre le siècle, en véritables enfants. »
L’homme du retour
Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2003, par Alain Finkielkraut
En 1978, au sortir de sa période gauchiste, Benny Lévy a découvert, émerveillé, l’œuvre de Lévinas. Et dans Levinas, il a lu ceci : « Il ne suffit pas de faire le bilan de ce que “nous autres Juifs” nous sommes et de ce que nous ressentons aujourd’hui. Nous risquerions de prendre un judaïsme compromis, aliéné, oublié ou gêné, ou même mort, pour l’essence du judaïsme. On ne prend pas conscience comme on veut ! L’autre voie s’offre – l’unique – l’escarpée : aux sources, aux livres anciens, oubliés, difficiles, dans une étude dure, laborieuse et sévère. » Benny Lévy a fait confiance : malgré l’ampleur gigantesque de la tâche, il a suivi la voie indiquée par Lévinas au lieu de se contenter de la traduction lévinassienne de la sagesse juive. Les hommes de progrès regardaient comme une bête curieuse cet homme du retour, bardé de commandements, et qui allait chercher sa pitance intellectuelle dans de « vieux traités vermoulus ». Ils avaient tort. Le véritable obscurantisme d’aujourd’hui, c’est la superstition du progrès. Comme il est dit dans Le Meurtre du Pasteur (Grasset-Verdier), nous habitons « l’empire du rien ». Notre monde est celui du « tout se vaut », du « tout est égal », c’est-à-dire du nihilisme. L’âge moderne se devrait donc d’être enfin modeste car il n’a plus de quoi renvoyer dans les ténèbres du révolu les paroles qui lui sont antérieures. Ancrée dans l’immémorial, la parole de Benny Lévy me rappelait à l’ordre d’une autre manière d’être et d’une autre exigence que l’affairement perpétuel. Jamais il n’aurait fait de moi un « craignant Dieu », mais je vérifiais à son contact que la raison des Lumières n’avait pas le monopole de la raison et, quand tant de philosophes virtuoses jouent avec les concepts, le sérieux de son questionnement me contraignait à l’essentiel. Pour vivre, c’est-à-dire pour entretenir la flamme de la pensée, j’avais besoin de ses interpellations, de son harcèlement, de sa brusquerie, de sa bonne violence. On me dit qu’il est mort. Et moi, hébété, incrédule, je n’arrive pas à réaliser que je ne l’entendrai plus.
Intervention de Jean-Claude Milner
Espace Rachi, dimanche 2 novembre 2003
J’ai connu Benny Lévy en 1965. C’était l’époque de l’althussérisme encore unifié, celui d’avant les divisions. Parmi lesquelles on peut compter, en tout cas comme division importante, celle qui a séparé les politiques, ceux qui allaient quitter Althusser pour Mao Tsé Toung – Benny Lévy en était – et d’autre part les théoriciens, ceux qui allaient quitter Althusser pour Lacan. J’en étais.
Je le voyais alors très souvent, parfois tous les jours. J’ai quitté la Gauche Prolétarienne en 1971 (alors qu’elle existait encore) et je n’ai plus vu Benny pendant à peu près 13 ou 14 ans.
Nous avons renoué de la manière suivante : je lui ai écrit une lettre à propos de son livre sur Sartre, Le Nom de l’homme, que je tenais et que je tiens toujours pour un grand livre. À partir de là, très progressivement, pas à pas, un entretien s’est engagé qui est devenu de plus en plus soutenu à partir des années quatre-vingt-dix.
Peut-être est-ce une anecdote, je n’en sais rien. J’ai le sentiment que deux choses ont fait que l’entretien s’est engagé. J’avais l’habitude, lui aussi d’ailleurs, de faire de la géopolitique, de parler de l’ordre du monde tel qu’il était. Et je pense qu’il a été surpris de constater que – ça n’était pas absolument l’habitude à ce moment-là –, que j’étais extrêmement sceptique à l’égard des accords d’Oslo ; partageant avec lui une culture classique, (nous étions normaliens tous les deux), je lui ai rappelé que les Romains avaient eu à l’égard de Carthage deux tactiques : l’une de guerre ouverte, l’autre de temporisation, et je proposais de lire quelque chose des accords d’Oslo à la lumière des tactiques de temporisation.
Deuxième point, ce sont non pas des confidences, ce sont des éléments objectifs dont j’ai fait état auprès de lui, concernant mon propre rapport au judaïsme. À savoir que mon père était juif, que ma mère ne l’était pas, que mon père était un Juif lituanien et qu’il ne nous avait jamais dit – à nous, ses enfants – qu’il était juif. Il n’avait pas une trace d’accent, il parlait le français mieux que personne et je n’ai eu de soupçon, comme enfant, sur quelque étrangeté, que quand je l’ai vu écrire des lettres en sens inverse. Tel était mon rapport au nom juif, qui est aussi un rapport au nom du père, bien entendu. Un père qui, quant au nom juif, avait dit non jusqu’à la fin de ses jours.
Il y a donc eu une béance de 13 ans, 13 ou 14. C’est au cours de cette béance, alors que nous ne nous fréquentions pas, que nous ne nous parlions pas, que s’est produit ce que l’on a appelé sa « conversion », le « passage » de Mao à Moïse, ou quoi que ce soit de cet ordre. De cela, je ne parlerai pas, parce que je n’en ai aucun moyen, n’ayant rien vu.
Je peux parler de ce que j’appellerai le retournement. La décision maoïste était une décision radicale. Elle disait (entre autres choses, mais c’était la pointe de ce qu’elle disait) que le retour, ça n’existe pas, sous aucune forme. Il n’y a de réel que la lutte de l’ancien et du nouveau. Et dans cette lutte, l’ancien n’est rien, que du papier. C’est comme ça qu’il faut comprendre « tigre de papier ». Et c’est comme ça qu’il faut comprendre le thème de la Révolution Culturelle et de la destruction des livres. L’ancien n’est rien, seul le nouveau est réel. Et la Gauche Prolétarienne, c’était ça qui faisait son intérêt, a voulu inventer en politique quelque chose d’absolument nouveau, quelque chose que je résumerai de la manière suivante : un mouvement de masse sans foule.
La décision juive était radicale. Et cette décision, telle que je l’entendais dans la bouche de Benny, c’était : il n’y a de réel que le retour, parce que le nouveau n’est qu’une forme du rien. Non pas que le retour soit un retour à l’ancien ou un retour de l’ancien ; parce que justement l’opposition de l’ancien et du nouveau elle-même n’est rien. Ou, pour dire les choses autrement, elle n’est pas réelle, elle est imaginaire.
La lutte, c’est celle de l’immémorial qui s’arrache à la forme de l’ancien en tant qu’il s’oppose au nouveau. C’est la lutte de l’immémorial en tant qu’il s’arrache à l’opposition de l’ancien et du nouveau. Tel était le retournement, tel était le renversement entre « il n’y a pas de retour parce que le retour n’a rien de réel » et « il n’y a de réel que le retour ». Entre « est réelle la lutte entre l’ancien et le nouveau » et « l’opposition de l’ancien et du nouveau n’a rien de réel ».
Et pourtant, il y avait un point que j’aimais à saisir, dont je pouvais parler avec lui. C’était que dans ces deux moments, celui d’avant les 13 ans et celui d’après les 13 ans, le point, la forme, le pivot était l’opposition d’un réel et d’un irréel, appelons-le l’imaginaire, en hommage à la fois à Finkielkraut et à Lacan.
L’imaginaire, Benny en parlait de temps en temps. En tout cas, il était sensible à l’opposition entre les termes d’imaginaire et de réel puisque le Juif réel, dans sa bouche, entrait en opposition au Juif imaginaire. Et, je dirais volontiers qu’il n’a compris complètement le terme d’imaginaire que du point de l’être juif.
Imaginaire est au sens strict le lieu des images. Si la politique est un réel, alors effectivement la Gauche Prolétarienne, le maoïsme, quels qu’aient été ses fantasmes, touchaient un point essentiel : il n’y a de réel que la lutte de l’ancien et du nouveau. Si l’on rompt avec cela, ce qu’il faut démontrer complètement, ça n’est pas que la politique vous a lassé, vous a déçu, ce qu’il faut démontrer, c’est que la politique elle-même est une image, une idole.
Tel est le thème du Meurtre du Pasteur et ce qui explique son sous-titre, où il est question de la vision politique du monde. La politique, aux temps modernes, c’est ce qui fait que les étants se donnent à voir, et se donnant à voir se composent en un monde. C’est cela la définition même de l’imaginaire comme loi de possibilité des images. Il faut combattre les images, il faut donc combattre la loi qui les rend possibles. La loi qui les rend possibles aux temps modernes, ça n’est pas la religion, c’est la politique. Aux temps modernes, disons au XXe siècle. Au XXIe siècle, nous en avions parlé aussi, il est possible, même certain, qu’à la politique tende à se substituer la religion. J’entends cette addition, cette décoction où l’on retrouve un noyau de minimum spirituel commun à tous. À quoi contribuent, avec un art suprême de la dialectique, le christianisme et un art suprême de la non-dialectique, l’islam.
En tout cas, au XXe siècle, la loi de formation des images c’était la politique. Il s’agissait donc de la critiquer comme vision politique du monde parce que la vision du monde c’est la source de toutes les idoles et de toutes les images. Le programme de destruction des images, bien entendu, c’est cela que Benny trouvait comme pivot de l’être juif. Mais – et cela, il ne pouvait le comprendre entièrement, me disait-il, qu’à partir du moment où il avait fait le pas, le franchissement qui le menait vers la loi orale – il trouvait hors des Juifs, hors du monde des Juifs, hors du monde de la loi orale, d’autres destructeurs des images. Platon, bien entendu. La présence de Platon est essentielle chez Benny, et souvent je le raillais en lui disant « mais enfin, Aristote existe aussi. » Et après tout, Aristote avait plus compté pour Maïmonide que n’avait compté Platon. On touchait là un point qui était une plaisanterie, mais qui était un point profond, puisqu’il allait jusqu’à la confidence que me faisait Benny qu’il n’arrivait pas à entendre Maïmonide, je veux dire les textes philosophiques de Maïmonide. Parce qu’il entendait Aristote, il n’entendait pas la voix juive de Maïmonide. Il entendait plus de voix juive, pourrait-on dire (c’est moi qui le commente), en lisant Platon qu’en lisant Maïmonide, je veux dire le Maïmonide philosophe.
Aristote était une opacité. Ceci veut dire que Platon était une lumière. Et Aristote était une opacité à la mesure même du fait que Platon était une lumière. Et de quelle lumière s’agit-il ? Évidemment de la lumière qui détruit les idoles. C’est la lumière dont il s’agit dans la Caverne. Ce que la Caverne démontre aux yeux d’un lecteur tel que Benny Lévy, c’est que Platon combat les images en tant qu’images, alors qu’Aristote ne les combat pas en tant qu’images, il y consent.
À travers Platon, bien entendu Socrate. Gilles Hanus faisait allusion à son enseignement, on peut aussi rappeler que la conversation même de Benny avait des effets socratiques ; je veux dire par là qu’il électrisait les gens, comme Socrate déchargeait (il était comparé à un poisson-torpille) des étincelles d’électricité.
Platon, Socrate, de temps en temps Schelling (quelques passages), bien entendu Lévinas mais on voit bien que le Lévinas qui le passionnait c’était le Lévinas traversé par le Talmud, traversé par l’être juif.
Restent les quelques athées qui ont été pour lui si importants. Sartre.
Sartre, je veux dire le Sartre qui dit dans Les Mots qu’il s’est engagé dans cette longue passion qui est la passion de l’athéisme. Un athéisme qui ne soit pas une athéologie, mais qui soit un athéisme absolument conséquent, et conséquent jusque dans les moindres détails de l’existence.
Un athéisme qui gouverne les rapports aux autres, qui gouverne les amours, qui gouverne les haines, qui gouverne les combats politiques, qui gouverne l’écriture. C’est cela l’athéisme de Sartre.
Et très certainement, j’ai été par lui placé dans la position d’être l’athée avec lequel le combat contre les images pouvait être mené.
Pourquoi ? Pourquoi l’athéisme a-t-il tant compté ? Je lui avais cité Leo Strauss qui emploie l’expression « athéisme de probité ». Il l’avait volontiers faite sienne, ou plus exactement, le thème de la probité l’avait intéressé. Il en parle dans les dernières pages d’Être juif.
L’athée est probe, et peut-être, c’est ce que je lui avais suggéré, et peut-être qu’aujourd’hui seul l’athée peut être probe, justement parce qu’il est seul. La probité est un luxe que seul l’athée peut se payer, parce que justement il est seul. Cette probité de l’athée le mène à ne jamais accepter de reconnaître quoi que ce soit pour autre chose que ce que c’est. Autrement dit, ça le mène à ne jamais reconnaître une image comme autre chose qu’une image.
C’est le philosophe au marteau. Non pas le marteau qui détruit les traits de l’idole, mais le marteau qui fait tomber la poussière, la terre qui s’est accumulée sur l’idole, qui en a dissimulé les traits et qui par-dessus tout l’a transformée en un élément naturel du paysage.
Le geste de l’athée n’est pas de détruire l’idole ; le geste de l’athée, c’est de la faire apparaître et d’en dessiner les traits les plus accusés.
Ne jamais se satisfaire de ce qui se fond dans le paysage. Oui, c’était cela. Je pense que c’était un des éléments de notre interlocution. C’était, je pense aussi, et je ne fais pas de proportion, un élément fondamental de l’interlocution qu’il avait avec Sartre.
Mais il y en avait un autre que je présenterai presque sous la forme d’un exercice de pensée. Supposons qu’un athée, ne cédant sur rien, ni sur son propre athéisme, ni sur sa méthode de pensée, supposons qu’un tel athée en vienne à tenter d’isoler et de différencier l’être juif, qu’il y parvienne, qu’il parvienne à une différenciation qu’un juif se situant du point de la loi orale reconnaisse et entende.
Supposons que cela soit possible. Supposons que cela soit possible, non pas en droit, mais que cela se passe en fait, alors émerge quelque chose de tout à fait crucial. C’est une réponse à la question de l’universalité du judaïsme. Le judaïsme, dans l’exercice auquel s’est livré l’athée, se révèle toucher à l’universel puisqu’un athée peut en reconnaître la différenciation. Mais il touche à l’universel non par la ressemblance, mais par la différence.
La relation que l’athée, en quelque sorte, prouve en marchant, le mouvement logique que l’athée prouve en marchant, c’est qu’il y a des rassemblements qui procèdent de la division.
L’universalité par la singularité, Benny Lévy l’assignait à la voix du Sinaï. Il l’évoque dans Le Meurtre du Pasteur et dans Être juif. Il reçut comme une preuve matérielle de plus, inutile en droit, mais infiniment précieuse en fait, comme un luxe de la contingence, qu’universel et singulier puissent être noués d’un autre point.
Il m’est arrivé de passer par ce point.