De Mao à Moïse, Le Monde 2, octobre 2003
Benny Lévy dans Diaspora : terres natales de l’exil (Ed. La Martinière, 2003) à propos d’une photo de Frédéric Brenner représentant des membres de la communauté juive de Pékin sur la place Tiananmen.
Voici un montage photographique à moi destiné. Qui d’autre peut se sentir concerné par cette ligne centrale qui conduit « de Mao à Moïse » ? Ou, pour mieux dire : de l’image (Mao) à la lettre (Sefer Torah). La communauté juive ici présente joue pour moi les figurants. Rien de surprenant : des juifs en Chine À cause du commerce – pourquoi les juifs travaillent-ils dans le shmates ? Parce qu’ils sont voués depuis Abraham à la couture. Akhoti at (Tu es ma sœur), dit le verset, que le Midrach sollicite pour parler d’Abraham : dans le mot akhot (sœur) s’entend le ikhoui (la couture). Abraham coud ce qui a été déchiré par la génération babélienne, il ramène à l’Un ; depuis, les juifs cousent. Ou alors ils suivent les lignes de fuite de la valeur d’échange qui strient le monde : pourquoi s’étonner de voir des juifs sur une place chinoise ? Le haut de la photo dit conventionnellement la chose : en Chine, des juifs. Mais, vertigineux, l’axe central de la photo se prolonge jusqu’à moi. « Comment êtes-vous allé de Mao, de la Révolution culturelle, à l’étude du Talmud ? » me demande-t-on. Révolution culturelle accomplissement de toutes les révolutions. Si celles-ci prétendaient s’attaquer à la production ou au pouvoir, celle-là voulait « changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond », briser la culture traditionnelle et ébranler le « concept de moi ». Il faut prendre le temps de comprendre : des jeunes gens intelligents, sortis de la meilleure école, donc au cœur du malaise de la civilisation, apprennent, au début de l’été 1966, qu’à l’autre bout du monde – du monde commun, pourtant, ou même communiste de jeunes révolutionnaires portent le fer dans la chair triste du social. Tout a été dit sur cet aveuglement, à la vérité le Grand Timonier était un tyran, la Garde rouge une cohorte en folie, la pureté morale n’empêchait pas le Dirigeant de se faire livrer de la chair fraîche pour son plaisir. Et les camps, et tout. Oui, les possibilités du nihilisme sont surprenantes. Mais je parle de tout autre chose, de cette flèche qui visait notre tête le rapport fondamental à la pensée. Perversement candides, à la recherche du simple, en vrais intellectuels nous pensions « Cette révolution va enfin directement à l’essentiel : aux icônes de la culture » ; en vrais abrutis, nous ne voyions pas que cette critique des icônes partait de la Grande Icône. Retour à l’axe central de la photo : contre la Grande Icône, seule la lettre est puissante. Je ne le savais pas et la presque totalité de ma génération ne le sait toujours pas. Au reste, veut-elle aujourd’hui en finir avec l’Image ? On peut en douter. Quant à la Culture, on la veut désormais référence ultime. Ne faut-il pas tracer une ligne, certes brisée, qui m’amena de ce que je crus à ce que je suis aujourd’hui ? La critique des images mène à l’unique, à l’hébreu (ivri) qui se tint sur une rive quand le monde entier – la civilisation babélienne – se trouvait sur l’autre. Briseur d’idoles : Abraham. Il allait d’endroit en endroit, scrutant derrière les images – les « choses » – leur réel toutes les choses brûlèrent et à leur place les lettres composèrent le monde. Je date précisément le point, le moment où la ligne partie des révolutions – du portrait de Mao – s’élança vers le Sefer Torah : je me trouvais dans le Sud de la France avec Satire, et je découvrais dans un petit livre intitulé Bar lochaï et la Kabbale cette phrase : « Le monde est créé avec les lettres ». Tirée d’un antique ouvrage que la Tradition rattache à Abraham, le Livre de la Formation ». Le reste est affaire de ténacité : il faudra beaucoup de science – donc d’étude – pour clairement engendrer cette ligne qui casse en deux notre photo.