Entretien avec Salomon Malka, 16 janvier 1982 (retranscrit par Laurent Dispot)
Pour Radio-Communauté juive, radio libre sur 94,4 MHz, Benny Lévy, dit « Pierre Victor », qui fut le dirigeant de la Gauche prolétarienne puis le secrétaire de Jean-Paul Sartre – presque aveugle, celui-ci ne pouvait plus écrire normalement – vient de rompre un silence de deux ans : après la publication d’une série d’entretiens de Sartre avec Benny Lévy dans le Nouvel Observateur (10, 17 et 24 mars 1980), une violente polémique s’était déclenchée contre ce dernier, venue surtout du côté de ce qu’on appelle « la famille sartrienne » qui l’accusait d’avoir trahi la pensée du maître. Lévy décidait de se taire. La mort de Sartre allait figer, durcir, obscurcir encore un débat pourtant indispensable et capital pour tout le monde. En décembre 1981, dans La Cérémonie des adieux (Gallimard), où elle décrit les dernières années de Sartre, Simone de Beauvoir revenait avec amertume sur l’affaire des « Entretiens » du Nouvel Observateur, en se démarquant très rudement de Benny Lévy. Voici donc, « condensés » par nos soins, les arguments de celui-ci, en réponse aux questions de Salomon Malka pour Radio-Communauté. Né en Égypte, émigré très jeune en France, Benny Lévy participe aujourd’hui – après mai 1968, le maoïsme et sept ans aux côtés de Sartre – à un groupe d’étude des textes de la tradition juive : son nom est associé à quelques-unes des meilleures publications de la collection « Dix Paroles », chez Verdier, en particulier la magnifique traduction du Zohar par Charles Mopsik. Il prépare un livre sur la pensée juive.
De quand date votre rencontre avec Sartre ?
Benny Lévy : Cela a d’abord été la rencontre avec les livres de Sartre. Quand je suis arrivé en Europe après 1956, comme pour beaucoup de juifs dans cette situation, mon problème, c’était de me « retrouver » là où j’étais, de savoir ce qu’était la France pour moi. C’était l’époque de la guerre d’Algérie ; j’étais bien évidement du coté de ceux qui s’opposaient à la guerre d’Algérie – il était d’autant plus difficile de déterminer mon rapport à la France. Celui qui m’a permis de le faire, c’est Sartre. C’est-à-dire qu’à l’âge de quatorze-quinze ans, c’est avec Sartre que je me suis senti vraiment « dans la langue française ». Elle avait été ma langue maternelle, mais avec ce rapport tout de même un petit peu curieux, tordu, d’une lange maternelle dans un paysage qui n’était pas du tout français. Mais avec Sartre, j’étais réellement, authentiquement en France.
Dans la période de l’engagement politique gauchiste, la vigueur de Sartre est un peu éloignée de mes préoccupations. Et puis, dans le cadre de cette activité de la Gauche prolétarienne, en 1970, on se trouvait devant une grande difficulté. Ce groupe commençait à subir une répression spécifique, et chaque directeur que l’on mettait à la tête de notre journal se faisait arrêter. On s’est réunis à une dizaine et on s’est dit : quoi faire ? La réponse a surgi : « Il faut demander à Sartre. »
Vous avez tout de suite été séduit ?
De mon côté, cela allait presque de soi. Du sien, a-t-il dit plus tard, la question que je lui posais l’avait frappé. Deux mois avant, dans un entretien au Nouvel Observateur, il avait traité les pensées de Mao Tsé-toung de « petits cailloux ». Évidemment, cela avait blessé ma dignité de leader d’un groupe qui se réclamait, d’une manière un peu originale, dudit Mao Tsé-toung. Je lui posai donc la question suivante : « Est-ce que tu ne considères pas que quarante tomes de Lénine, c’est une oppression sur les masses populaires ? » Ce qui voulait dire : trop, c’est trop, pour des gens qui n’ont pas ce rapport à la culture. Le Petit Livre rouge, lui, dans mon esprit alors était destiné à mettre la théorie marxiste à la portée des masses populaires. Pour résoudre précisément cette difficulté.
Mais ce qui avait frappé Sartre et avait résonné en lui, c’était cette question du rapport à l’idée, du rapport à la pensée, car s’il est resté fidèle depuis le début à cette idée que la pensée ne pouvait pas être « des petits cailloux », que les idées, ça ne pouvait pas être de la… « pierre », il était très, très sensible au phénomène mis à nu à partir de 1968 : le rapport des classes défavorisées à la pensée. Comment élargir la liberté de pensée de telle sorte que ce ne soit pas la liberté d’un groupe élitaire ? C’est à partir de là que s’est nouée notre rencontre.
Pendant deux, trois ans, dans la mesure où notre groupe, la Gauche prolétarienne, continuait à faire des actions, je le voyais uniquement quand il s’agissait de régler des tensions importantes. Il était notre allié privilégié. Quand il y avait des choses qui lui paraissaient exorbitantes, il m’appelait, me faisait signe et on discutait. Très sèchement, d’ailleurs. Je me souviens par exemple que sur l’affaire de Bruay-en-Artois, on avait eu quelques attitudes un peu « cocasses » ; il nous l’avait bien fait sentir, et ça avait d’ailleurs conduit à un échange de textes. Pas mal d’ailleurs ! Il avait fait une lettre sur la justice populaire qui vaut encore le coup.
Est-ce que le fait qu’il ait prêté son nom à cette publication signifiait qu’il y adhérait ou simplement qu’il était un compagnon de route ?
Certainement pas compagnon de route. Au départ évidement, c’était pour la défense de la liberté formelle des idées, fussent-elles révolutionnaires, mais très, très vite, sans qu’on le lui demande, il ne s’est pas senti à l’aise dans cette simple attitude, et de plus en plus l’intéressait le contenu de nos actions. Ce qui le frappait, c’était ce que lui-même appelait la tentative de retrouver la moralité au niveau de l’action directe, de l’action elle-même. Et il l’a bien dit : ce fut le seul endroit où il ait connu de l’amitié politique, une dimension très importante par rapport à la question du politique qu’il se pose depuis le début, depuis son premier article de 1927 sur la question du droit : comment retrouver cette réciprocité dans le politique. Il a senti là quelque chose qu’il n’avait jamais connu avec le parti communiste.
Raymond Aron raconte dans son dernier livre – Le Spectateur engagé – qu’au lendemain de la guerre, Sartre s’étonnera qu’il ne se trouve personne pour saluer le retour des juifs à la communauté nationale. Est-ce que la publication des Réflexions sur la question juive en 1946 était d’une certaine manière ce salut aux juifs ?
Oui. Je pense que le rapport aux juifs est beaucoup plus profond que simplement le salut à la communauté en 1946 ou après. Dans Les Mots, il raconte : « Si on m’avaait dit que le juif. c’était quelqu’un qui vivait au milieu des livres, alors je suis plus juif que le juif. » On peut prendre ça pour une manière de parler, mais on aurait tort, car là s’enracinent énormément de choses. Quand, dans sa principale et première œuvre philosophique L’Être et Néant, il caractérise l’être dans la conscience comme un être « diasporique », donc le rapporte explicitement à la figure juive, là aussi on pourrait considérer que c’est une « manière de parler ». On aurait tort aussi.
À voir l’insistance, la répétition régulière, de ces « manières de parler » philosophiques, il faudrait quand même soupçonner une vraie profondeur, c’est-à-dire quelque chose qui ne tient pas simplement à la solidarité pour le juif victime.
En tout cas, cette proximité au judaïsme, cette intuition de la pensée juive, ou de l’attitude juive, n’est pas immédiatement visible dans ce livre qu’est Réflexions sur la question juive. Au départ, c’est plutôt un pamphlet qu’autre chose, un pamphlet contre ce qui restait d’antisémitisme dans la France des lendemains de la guerre…
C’est en partie vrai, c’est ce que je lui avais dit. Réflexions sur la question juive me soutenait dans ma contre-violence par rapport à la France antisémite, me donnait donc une force que je ne trouvais pas d’ailleurs, puisque je n’avais pas d’insertion dans la communauté juive, j’étais aussi déraciné par rapport à cette communauté.
Sartre lui-même a souligné l’équivoque dans l’interview, du Nouvel Observateur où il vous a déclaré : « Dans le fond, jusqu’à La Question juive, j’étais surtout hostile à l’antisémitisme et La Question juive est une déclaration de guerre aux antisémites, rien de plus. » Rien sur le juif positivement.
Oui, mais un peu plus loin, il dit – et cette information est capitale – que quand il décrivait le juif, il faisait son autoportrait. Je me souviens d’ailleurs de mon saisissement, je lui ai demandé : « Mais à partir de quel matériel as-tu fait tout ça ? » Il m’a répondu, avec cet extraordinaire ton de sérénité qu’on lui connaissait : « Aucun, je n’ai lu aucun livre. — Mais alors comment, alors ? — Je me suis décrit. » Pour lui, philosopher, c’était d’abord décrire, c’était aller aux choses mêmes. Et la « chose même » qu’il avait érigée comme le juif, c’était carrément son autoportrait, en une espèce d’identification de l’intellectuel qu’il était, vivant dans l’écriture, et du juif.
Maintenant, il est clair que les grosses affirmations du genre « il n’y a pas d’histoire juive », « le juif est le produit du regard de l’autre », tout cela était devenu caduc par la suite pour Sartre lui-même. Je reproche un peu à quelques « juifs patentés » d’en faire leur bifteck, de ces formules anciennes de Sartre… Pour revenir à mon rapport à Sartre, disons qu’en 1975, il m’a proposé de devenir son secrétaire ; pour une raison, bien simple : depuis plusieurs années, j’étais absolument sans papiers, ne pouvant pas avoir de carte de travail. Je devais, toutes les trois semaines, me présenter au commissariat. Un ami commun informa Sartre. Quinze jours, après, j’avais ma carte de travail, et après, cela a été encore mieux puisqu’il a demandé ma naturalisation et que je l’ai eue sans aucun problème. Ce qui fait que je me sens devenu français par Sartre.
On s’est donc mis à travailler ensemble. Au départ, il pensait me proposer de terminer le tome IV de L’Idiot de la famille, mais très vite il s’est aperçu que ça ne pouvait pas aller parce que je serais là dans une position stricte de secrétaire et cela ne l’intéressait pas, ne l’animait pas.
Peut-être que les lecteurs de La Cérémonie des adieux se feront une idée médicale de l’état de Sartre – je ne vois pas quelle autre idée ils pourraient se faire après la lecture de ce livre – mais il faut bien voir que ça n’allait pas de soi qu’il se remette à se « projeter », à se vivre avec un avenir.
Au début, pendant deux ans, on a lu des livres sur la Révolution française. Et, progressivement, on s’est aperçu qu’il fallait remonter plus loin. Alors, nous avons lu des livres sur les hérésies religieuses. Par exemple, pendant plusieurs mois, des lectures sur la Gnose. Pendant ce temps-là, j’ignorais tout du judaïsme.
Et puis on arrive aux choses vraiment sérieuses, c’est-à-dire à l’ontologie. Sartre, quand il veut parler sérieusement, revient à la liberté, à la conscience, et donc à tous les problèmes qu’il a essayé de mettre à jour dès L’Être et Le Néant, en particulier les relations concrètes avec autrui. On revenait là-dessus. Constamment, je relisais ces textes, je lui en parlais, on discutait. C’était des bagarres, on s’empoignait sur des paragraphes de L’Être et Le Néant. C’est un peu ça qui s’est traduit, d’une manière très pondérée à notre avis, dans les « Entretiens » du Nouvel Observateur et pourtant, malgré cette pondération, cela a fait le scandale que vous savez.
Progressivement, j’ai cherché ailleurs : j’ai redécouvert Emmanuel Lévinas, et à partir de là, toute une série de discussions ont commencé avec Sartre, très longues, très précises, et parfois orageuses. Et j’ai continué mon bonhomme de chemin.
Sartre avait lu Lévinas vers 1949. A-t-il continué depuis ?
Il faut bien dire que Sartre avait un curieux rapport à ses contemporains. On est toujours très étonné d’apprendre que Sartre n’a pas lu Les Mots et Les Choses et qu’une partie du Heidegger d’après Qu’est-ce que la métaphysique ? Mais c’est vrai, à partir du moment où il se mettait à ne plus pouvoir trouver quelque chose chez un de ses contemporains, il ne le lisait plus. Je ne dis pas que ce soit bien, je crois même que c’est mal, mais enfin c’est comme ça. La manière dont Lévinas a déplacé la question des relations concrètes avec autrui était irréversiblement présente pendant nos entretiens. Le dialogue était enfin établi pour moi entre ceux que je considère comme les deux philosophes dont l’articulation discrète domine ces quatre dernières années.
Mais la différence entre les deux, pour parler grossièrement, c’est que Sartre se serait « trompé », politiquement.
Il faut pouvoir distinguer la profonde cohérence et fidélité de Sartre à une question politique qu’il pose depuis son premier article de 1927 jusqu’aux derniers entretiens : comment on continue ou on achève ce qui s’est ouvert en 1789. Du fait de la contrainte de cette question, il s’est trouvé pendant quelques années près des communistes. Il a dû laisser dire un jour en son nom qu’en Union soviétique, il y avait des libertés, etc. : c’était un mensonge caractérisé – et Sartre le savait. Là, sa manière de se forcer a pris un côté immoral. Et on pourrait noter de 1952 à 1956, une série d’interventions comme celle-là, qui ont excédé ce qui est conforme à l’inspiration éthique qui l’a constamment caractérisé. Mais somme toute, c’est peu de chose.
Quant à Camus, on ne peut pas dire que L’Homme révolté soit un événement philosophique de la plus haute ampleur et que, séance tenante, nous devions tous nous précipiter pour « réapprécier » cette œuvre. J’ai eu beaucoup d’amitié aussi pour les livres de Camus. Mais cette manière qu’on a aujourd’hui d’essayer de faire un match a posteriori, je la trouve un peu dérisoire, dénotant des mœurs intellectuelles assez péréclitantes. Il faut repenser pour notre propre compte les questions qui les ont agités, et c’est là qu’une œuvre comme celle de Lévinas est un môle autrement important que cette espèce de relecture hâtive des polémiques des années cinquante.
Simone de Beauvoir vous reproche d’avoir publier l’interview d’un homme diminué dans ses capacités intellectuelles et physiques, qui était dans l’incapacité de se relire, dont vous auriez tiré les propos vers vos propres préoccupations.
D’abord, il ne s’agit pas d’une interview mais d’entretiens, Sartre soulignant constamment l’égalité de position entre lui et moi dans ces entretiens. J’étais gêné parce que je savais bien que je n’étais pas son égal au regard des lecteurs, et j’ai mal compris en fait toute l’importance qu’il attachait à cette réciprocité de position. Il voulait même que le côté très, très actif que j’ai eu dans notre travail en commun se reflète beaucoup mieux qu’il ne se reflétait dans ces entretiens.
En dépit de tout cela, on présente les choses comme une interview que j’aurais décidée, faite de Sartre quelques semaines avant sa mort. Regardez comment les choses s’écrivent, comment l’Histoire s’écrit ! Ça faisait cinq ans que nous discutions, et ces entretiens n’en sont que la partie émergée. J’allais le matin chez lui, cinq fois par semaine. Alors, présenter cela comme une interview à quelques semaines de sa mort ! Simone de Beauvoir devrait se le rappeler puisque c’est elle qui avait insisté pour que je fasse ce travail. Elle a essayé de dissuader Sartre de le publier, d’une manière très vive, pour ne pas dire très violente, elle et d’autres éléments qu’on est convenu d’appeler la « famille sartrienne ». Personnellement, ça m’avait d’ailleurs tellement secoué que j’avais eu tendance à fuir le plus loin possible. C’est Sartre qui a insisté d’une manière féroce, avec une extraordinaire fermeté, pour que ce texte soit publié. Jean Daniel, le directeur du Nouvel Observateur, a d’ailleurs été en partie témoin de cela. Il a été surpris par les réactions de Simone de Beauvoir, il pensait qu’il finirait par lui faire comprendre, que ça passerait, mais il en avait été très affecté.
Il y avait déjà eu un « accrochage » à votre retour d’Israël…
Nous avions entrepris ce voyage, avec Sartre, après le séjour de Sadate à Jérusalem. Ce fut extraordinaire. Nous avions rapporté des matériaux de discussion avec des Israéliens et des Palestiniens, et nous voulions faire un article pour le Nouvel Observateur dans le sens du mouvement israélien « Paix maintenant ». Mais notre texte a été censuré par la « famille sartrienne ». J’ai réagi très vivement et violemment. Mais là, Sartre se sentait mal à l’aise, c’était délicat… Plus tard, quand il s’est agi de publier les « Entretiens », on s’est dit : gare !
Le prétexte immédiat des entretiens de l’Observateur était un dégoût prononcé à l’égard du paysage politique et intellectuel français de l’époque : montée de la « nouvelle droite », débâcle des idéologies de gauche, mais sans aucune réaction, sans aucun sursaut venu de la gauche. Et cela, Sartre ne pouvait pas le supporter. Que la gauche se prostitue, cela il en avait l’habitude depuis 1945, mais il avait aussi l’habitude d’être un technicien de sa résurrection. Il s’agissait d’établir un principe de gauche, de retenter le geste du sursaut. Nous avons imaginé que ce serait une première partie de notre ouvrage en commun qu’il avait l’habitude d’intituler Pouvoir et Liberté. On a fait cela avec patience, on décryptait, on enregistrait les bandes, si on n’était pas satisfait, on refaisait tout… Après, il y a eu les corrections. Et c’est là le point le plus important.
Avertis par la scène du Nouvel Observateur au retour de Jérusalem, nous avions décidé que chacun corrigerait de son côté. Sartre a corrigé très lentement ses textes avec Arlette, sa fille adoptive. Par exemple, certains passages qui ont fait scandale, passages d’une très grande profondeur, quand Sartre, comme cela, d’un revers de main dit : « J’ai parlé de l’angoisse, du désespoir, mais enfin, il faut voir, j’ai été un peu victime de la mode ! », Arlette lui disait : « Mais tu es bien sûr que tu veux mettre cela, ça va provoquer des réactions. » Or, ce passage-là, qui a fait couler beaucoup d’encre c’est précisément celui sur lequel Sartre a le plus insisté.
Autre exemple : quand Sartre a parlé de ce qui l’avait beaucoup frappé dans le judaïsme, à savoir le thème de la résurrection des corps. Moi, personnellement, j’ai été sidéré. Et quand on a recorrigé, j’ai essayé de faire en sorte qu’il fasse sauter ce passage. Mais c’est lui qui a tenu à marquer ce point…
Que vous inspire toute cette polémique qui est née autour de cette interview ?
Je m’en remets à peine, au niveau du dégoût. Mais je ne vais quand même pas perdre mon âme là-dedans. L’affaire est beaucoup plus sérieuse parce que c’est un véritable malaise que cette question de la postérité, ou de l’héritage. Sartre a représenté, pour trois générations d’intellectuels, toute une série d’intérêts idéologiques, a fixé un certain paysage : que Sartre se dégage de ces intérêts, déplace le tapis sur lequel ces gens-là se trouvaient, et qu’il le déplace dans ce sens, c’est-à-dire en pointant un « par-delà Hegel » et par-delà l’histoire universelle, voilà le malaise. C’est une affaire très, très sérieuse pour la culture.
Qu’est-ce que cela signifie que ce très grand philosophe français… qui, au bout du compte, montre du doigt un vieux chemin ?
Dans les Séquestrés d’Altona, il y a un personnage central à l’arrière-plan qui est le rabbin égorgé. On l’oublie. Mais toute l’histoire de cette pièce tourne autour de ce rabbin égorgé. C’est comme si, à la fin de sa vie, Sartre le montrait du doigt. Il y a quelque chose qui palpite : il ne semble pas tout à fait mort, ce rabbin qu’on a cru définitivement égorgé.
Emmanuel Lévinas m’a dit : « Je suis de ceux qui croient que le Sartre de l’entretien avec Benny Lévy est le vrai Sartre »…
Le texte remarquable que Lévinas avait écrit dans le Matin à la mort de Sartre m’a beaucoup touché. Lévinas est un lecteur de Sartre, pas un adhérent de la « corporation des intérêts idéologiques ». Lévinas a lu et dialogué avec L’Être et le Néant, il ne s’est pas mis dans cette position impossible où les sartriens se retrouvent, celle du disciple, qui n’a pas de sens pour Sar. L’avis d’un Lévinas, d’un Maurice Blanchot ou d’un Michel Foucault compte beaucoup plus pour moi que celui des membres de la « famille ».
Qu’en est-il de la fidélité constante de Sartre pour Israël ? Je crois qu’il ne s’est jamais renié là-dessus…
Sartre avait des positions souvent radicales sur les questions du tiers monde, mais sa position sur le Proche-Orient fut extrêmement complexe. Cela m’a énormément frappé et a précipité ma propre évolution. On ne peut pas dire qu’il ait eu, dans la dernière période, une très, très grande sympathie pour le phénomène étatique israélien ! Je le pense en lisant les textes qu’il a écrits au moment de la création d’Israël : il y avait une vibration, Après, non. Évidemment il préférait, et de loin, un juif « diasporique » à un juif israélien.
J’ai rencontré un de vos amis, venu comme vous du maoïsme, et qui vous a suivi dans l’étude des textes juifs. Voir ce garçon issu de bourgeoisie catholique penché sur le Talmud m’avait semble un peu irréel…
Je sens venir, de la part des juifs, le début d’une nouvelle accusation : des juifs, avec des non-juifs, se mettent à étudier le Talmud ! Mais l’histoire juive montre que, tout à fait régulièrement, des intellectuels non-juifs prestigieux se sont tournés du côté de la tradition rabbinique… Je ne m’intéresse pas au folklore, c’est peut-être un tort. La seule chose qui m’intéresse, c’est le caractère métaphysique du juif. Ça a été très lié à mon dialogue avec Sartre. Il fallait que je résolve des questions qui n’étaient pas résolues dans L’Être et le Néant. Sartre a été, à un moment décisif, celui qui, par des incitations positives et par les difficultés que je rencontrais dans ses textes, m’a poussé à me tourner de ce côté-là. Je rappelle le côté important des textes de Lévinas pour ce « tournement » – pour ne pas parler de ce mot détestable de « conversion ». Il n’y avait aucune raison pour que tel ou tel – même non-juif – ne partage pas ce questionnement. La « Thora », ce n’était pas un produit indigène pour les juifs.