Mediapart, 30 octobre 2009, par Patrice Beray
« Demain est lui aussi un jour », cher Benjamin Fondane
Le voici donc soudain si présent, placardé sur les murs du métro parisien, défiant de ses yeux entrouverts l’objectif qui le braque, par tous les temps et sous tous les cieux, ce « visage d’homme, tout simplement » de Benjamin Fondane. L’exposition qui lui est consacrée (du 14 octobre 2009 au 31 janvier 2010) au Mémorial de la Shoah, à Paris, laisse enfin espérer une appropriation au-delà d’un cercle confiné de l’œuvre de ce poète, penseur, créateur protéiforme, mésestimé par ses contemporains au mitan génocide du 20e siècle. Car c’est là un incomparable fantôme légué par l’Histoire que cette vie assassinée à Auschwitz-Birkenau, que cette œuvre semant à profusion la vie.
De Benjamin Wechsler, dit Fundoianu, à Fondane, écrivain de langue française
On entre à Livre ouvert (la majuscule initiale est imposée comme à marche forcée) dans la salle circulaire dédiée à Benjamin Fondane, au 1er étage du Mémorial de la Shoah. D’emblée, les panneaux de poèmes, de textes sur les murs, les photographies, les couvertures des livres déposés sur les vitrines, scandent une dramaturgie.
Pour le visiteur qu’encombre le dispositif de l’approche thématique, ou trop linéaire, les trois coups sans apprêt de cette exposition fourmillante de documents instructifs et émouvants, du simple fait d’être rassemblés, auront été annoncés par l’accrochage au mur du tableau-portrait de Fondane par Victor Brauner : « Le poète B. Fondane » (1931), tête arrachée dégouttant de sang, jusqu’à ces larmes rouges coulant de l’œil gauche (la marque prémonitoire du peintre). Étiquetée collection privée aujourd’hui, cette toile avait jadis appartenu au peintre Grégoire Michonze, grand-oncle de Bessarabie du poéticien Henri Meschonnic.
Né Benjamin Weschler, en 1898, l’hôte fantôme des lieux lui aussi venait de loin, d’un autre « extrême de la civilisation », comme il se plut à l’écrire. Plus précisément, il était originaire de la province moldave de la Roumanie, où sa famille, qui comptait d’éminents lettrés, appartenait à l’importante communauté juive de Jassy. Écrivain précoce, l’adolescent opte très tôt pour le pseudonyme de Fundoianu. À 23 ans, son volume d’essais consacrés à des auteurs de langue française, Images et Livres de France, lui vaut une renommée certaine en Roumanie. Plus tard, Mircea Eliade, Cioran, lui rendront visite à Paris sur la seule foi de cet écrit.
Surtout, il trace dans ce livre sa destinée d’homme et d’écrivain : « Je n’ai pas connu la littérature française comme je peux connaître la littérature allemande – je l’ai vécue. » Dès lors, en 1925, sa vie est à Paris, capitale culturelle cosmopolite de l’entre-deux-guerres. C’est que, poète avant tout, Fondane adopte pour ainsi dire à travers les œuvres tant aimées par lui de Baudelaire et Rimbaud une « culture maternelle », et la langue dans laquelle il va désormais s’exprimer et créer est toute désignée : il sera Benjamin Fondane, écrivain roumain de langue française (il obtiendra la nationalité française en 1938).
L’histoire d’une fin de non-recevoir
Dans le sas de cette exposition documentaire où se rencontrent tant de renommées d’hier et d’aujourd’hui, poètes, écrivains, philosophes, il est une question que, très vite, le visiteur averti se pose et doit poser : mais par quel malfaisant sortilège cette œuvre a-t-elle bien pu passer par-dessus la tête des générations ?
Une réponse s’impose bien sûr, inexorable dans sa finitude humaine, où infèrent les travestissements monstrueux de l’Histoire : dénoncé à la police de Vichy comme juif, Fondane est arrêté en mars 1944, interné à Drancy et déporté vers les camps d’extermination nazis, où il meurt, à Auschwitz-Birkenau, en octobre de la même année.
Il n’a pas 46 ans et laisse une œuvre poétique aboutie bien qu’inachevée, largement inédite. Sous le titre prémonitoire Le Mal des fantômes, il avait pris soin de rassembler ses principaux poèmes en langue française : Ulysse, Titanic, L’Exode, Le Mal des fantômes (poème éponyme du recueil), Au temps du poème. Étayée par ses deux essais, Rimbaud le Voyou et Baudelaire et l’Expérience du gouffre, la poésie est le point nodal, verbal et vital tout à la fois, d’où devrait diffuser toute l’œuvre de Fondane.
Or, cette traversée des mots a aussi comporté ses amers, ses écueils. Disons-le tout net, sans détour, sa poésie fut accueillie, quand elle le fut, par ses pairs et contemporains avec prévention. Puis négligée, et écrivons-le oubliée. Les raisons en sont multiples sans doute. Pour autant, aucune n’est inavouable, comme on va le voir.
Dès les premières années parisiennes, au contact de l’agitation dada de son aîné dans l’exil, Tzara, dans l’aventure pionnière du cinéma, clochetant aux rythmes de Charlot, le message de Fondane trouve à s’affermir aux avant-gardes. Il est on ne peut plus clair et radical : l’esthétique, le geste « littéraire » ne saurait être une fin en soi, il est une trame impérieuse et impétueuse de la vie qui excède les desseins formels de l’art. Et ce ne sont pas là, précisément, des mots, mais des pratiques.
Viennent à l’appui, son essai sur l’art, Faux Traité d’esthétique, ses pièces de théâtre, ses ciné-poèmes. Ses écrits sur le 7e art encore naissant, réunis, sont l’équivalent d’un manifeste dada du cinéma à l’âge du muet et du sonore d’avant 1928, dont la présente exposition restitue quelques images autour du film mort-né (jamais diffusé) que réalisa Fondane en Argentine.
Sa révolte n’a d’équivalent que Dada, ou Artaud, pris au faîte de La Révolution surréaliste de 1924, si chère à Louis Janover. Mais dans l’étau de la Première Guerre mondiale à la Seconde, le temps est aux pires tourments. Aux impasses aussi, comme en 1935, ce congrès international des Écrivains de Paris, qui est un tournant politique pour le surréalisme, ce (dernier) moment de l’intelligence européenne selon Walter Benjamin. Décidément, finalement, après avoir tenté désespérément de prendre en compte les « intérêts supérieurs de la Révolution » (ceux du parti communiste de l’époque), le salut passera, pour les avant-gardes artistiques, par la difficile conciliation de l’éthique et de l’esthétique à défaut d’être révolutionnaire.
Ce désastre au plan des idées sociales et politiques, Fondane l’a anticipé sur un plan plus métaphysique. Dès 1927, il trouve à se faire philosophe, par amitié dit-il, de Léon Chestov. Il devient le porte-voix véhément, averti, de la philosophie existentielle telle qu’elle émane de Kierkegaard, pour partie aussi de Nietzsche, et bien sûr de Chestov. Il publie La Conscience malheureuse et laisse – outre ses importantes chroniques aux Cahiers du Sud – Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’Histoire qui « dialogue » (c’est-à-dire s’oppose, tout comme il le fait avec les surréalistes), en une parution aux éditions Gallimard (en… 1945), notamment avec Camus, et à distance Sartre. Dialogue qui tourne court, pour les raisons que l’on sait, et n’émargera hélas pas dans le débat d’idées de l’après-guerre.
Pour seule étoile, le poème
Le débat n’a pas eu lieu, aucun débat n’a eu lieu de ceux qu’avait fermement engagés Fondane. Puis le temps de la vie a manqué, et où puiser désormais comme toujours, sinon là où l’étoile (celle de Robert Desnos aussi), là où l’étoile du poème « brille comme si c’était la nuit noire », sinon Au temps du poème ?
Incomprise en son temps, l’œuvre poétique de ce féru de littérature médiévale ressource toute une tradition (française) : celle de l’infortune, de la pauvreté de moyens, de l’humilité du poème de Rutebeuf, de Villon. Et cette poésie du sujet, du « moi », du récit latent, bref de l’affectivité, peut être ouverture au monde, tout comme on y accède avec l’imagination.
Alors même que la poésie de langue française dans son ensemble choisit des voies (variées) savantes, Fondane, s’arrogeant pour seuls intercesseurs « modernes » Apollinaire, Cendrars, invente une « prose du poème » constitutive, jusqu’à nous, d’un legs inépuisable. Un legs préservé donc, puisque les chemins de lecture l’ont, jusqu’ici, largement ignoré.
« Nous verrons bien vers 1980 », disait-il de ses poèmes déjà si peu appréciés par ses contemporains en 1943. C’est cette voix même, patinée par les décennies, qu’il faut encore découvrir aujourd’hui, comme dans ces vers d’Au temps du poème (in Le Mal des fantômes) :
il y eut autrefois des choses sans musique
des pays qui fondaient comme un fruit dans la bouche
des étés haletants
des silences plus frais que neige
des êtres qui entraient en nous et qui sortaient
sans qu’on s’en rendît compte,
nourritures, paresses savantes, jus d’oiseaux
idiomes heureux, échanges,
de sorte qu’on était ce qui entrait en nous
parfois un cil, parfois un ange
parfois un baobab où la hache faisait
des blessures délicieuses
et quand, souvent, des femmes ou des sangsues roses
se collaient à nos corps
on éprouvait soudain la joie d’être mangé
et le délice affreux de devenir un autre.
Voyez comme dans ce poème la « ligne » du vers « libre » n’entretient pas de conflit avec la syntaxe, comme la lecture s’enroule, sillon sur sillon, tirant des relations sémantiques la densité de son phrasé. C’est cela la prose du poème, d’où aussi le titre que Fondane a donné à son fameux poème de L’Exode, « Préface en prose », qui ouvre, et referme donc, le cycle de l’exposition du Mémorial de la Shoah.
Car ce poète n’ignorait rien du fin mot de l’Histoire, n’ignorait pas qu’il ne saurait en aucun cas lui appartenir pour tous les temps d’humilier la vie :
La louve tout à coup suivie de son sang
sur la neige où se traîne sa forme chancelante
cède pour un instant au cri de la stupeur
mais aussitôt s’éveille à soi et se lèche
les plaies. De son œil, elle compte les petits
blessés dans la bataille, mais rescapés. Son gîte
est chaud, de la chaleur de tous ces yeux ouverts
qui rêvent en commun. C’est pour l’instant un rêve
encore, mais un rêve silencieusement
boulangé. Il faudra de neuves énergies
pour l’amener enfin au point d’éclosion
désiré. Mais la race est forte et la puissance
non ébréchée. Demain est lui aussi un jour…
(« Le chant du prisonnier », portant cette exergue « à mes camarades des stalag », 1940, Au temps du poème, in Le Mal des fantômes).
Nota sur l’article :
La notion de « prose du poème » est due à Gérard Dessons et Henri Meschonnic. On consultera avec profit, à cet égard, leur Traité du rythme (Des vers et des proses), aux éditions Nathan Université.
J’extrais l’étoile qui « brille comme si c’était la nuit noire » d’un dialogue du film L’Enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski.