Marie-Claire Galpérine
Il est des êtres qui, au sein d’une profession, sont marqués d’une note de distinction, dans toute la polysémie de ces termes. Atopie toute socratique au milieu des fonctionnaires de l’Université. La vie commune est pour ces natures chose souvent étrange, et leur regard intérieur atteste qu’ils sont comme les gardiens et les bergers de la Pensée.
Marie-Claire Galpérine est de cette race et de ce style-là.
Professeur de philosophie ou plutôt professeur et philosophe… L’auteur de ces lignes fut, il y a de nombreuses années, son disciple. Disciple privilégié et observateur partiel, à la mémoire fragmentaire, dont le regard doit se faire, pour être juste, résolument partial.
Certes, des souvenirs impressionnistes ne sauraient constituer une biographie, mais la précision factuelle doit parfois céder le pas à des fulgurances qui disent plus qu’une chronologie et atteignent l’essence d’un être.
Marie-Claire Galpérine semble n’avoir jamais fait un cours à partir de notes écrites. Par elle, nous comprîmes ce qu’était, dans la pure tradition antique et grecque, le privilège de l’oralité. Lorsqu’elle apparaissait en Sorbonne, quelque chose comme une rupture de l’accoutumance s’accomplissait.
La Parole s’élevait d’une âme méditative, nourrie de la fraîche lecture des textes eux-mêmes, rendus à leur surgissement premier. Les doctrines des philosophes anciens devenaient la vie même de l’esprit, et leurs questionnements se faisaient, immédiatement, présents. L’atomisme de Démocrite et celui de Platon s’affrontaient en une gigantomachie, et les réflexions éveillées en nous illuminaient une journée de spéculations sur le « rien », le « quelque chose », les formes finies ou infinies des corps élémentaires, ou sur le Démiurge et les cinq polyèdres réguliers inscriptibles dans la sphère. Comme le philosophe du Théétête de Platon, Marie-Claire Galpérine parlait à loisir, avec paix et sérénité, avec cette souveraine liberté à l’égard des thèmes, que Platon désigne comme la marque propre du philosophe.
Sans doute, au fil des ans, une conaturalité s’était-elle installée – par innutrition – entre le mode d’intellectualité de Marie-Claire Galpérine et les « Phares » qui toujours furent, et demeurent, sa nourriture : ni Platon ni Damascius ne composent leurs œuvres comme des jardins de Le Nôtre, et à bien des égards le traité Des premiers principes ressemble à l’un de ces labyrinthes qui enchantèrent les parcs des temps anciens : on s’y perd pour mieux se retrouver, avec la ténacité de la quête.
Passion de la pensée, de ses apories, des enfantements douloureux souvent voués à l’échec, ceux-là mêmes dont parle Damascius, et qui introduisent – seul affleurement d’une telle expérience dans toute la littérature antique – l’angoisse existentielle au cœur de la forme la plus extrême du néoplatonisme…
Passion de la poésie et de la littérature. Le Claudel sauvage et sublime de Tête d’or me fut ainsi révélé par des paroles de feu. Le souffle romanesque de Barbey d’Aurevilly est à jamais lié en moi à des phrases, à des allusions qui étaient autant d’invitations à la lecture.
Jamais professeur n’éveilla ainsi à la lecture de Proust et de ses prédilections secrètes ou avouées : Madame de Sévigné, Saint-Simon, Balzac – pour qui « pensée » et « passion » sont si souvent synonymes.
Fière héritière d’une lignée d’écrivains au génie puissant et vociférant, ou de traducteurs talentueux, Marie-Claire Galpérine leur tient tête, engage avec eux le combat, l’agôn par lequel l’imitation est rivalité féconde et permet au descendant de remplir les exigences éthiques et esthétiques qu’imposent l’aristocratie de l’esprit et l’illustration d’une lignée.
Mais c’est sur le terrain de la métaphysique pure, loin des tourments terrestres dont elle connaît toute l’amertume, loin aussi des sortilèges et séductions du monde sensible, que cette âme humaine et romanesque trouve paradoxalement à accomplir son œuvre propre.
Une rare élégance lui fait choisir, au crépuscule du monde grec, de lire le plus difficile et sans doute le plus profond des Anciens, ce Damascius qui osa affronter jusqu’à l’antinomie du concept de principe absolu. La Grèce païenne, réduite à une poignée d’esprits irréductibles, qui ne virent jamais dans le triomphe de l’Empire chrétien de Justinien qu’un accident appartenant à l’ordre « platonicien » des choses, eut la grandeur d’une suprême fidélité à elle-même.
Marie-Claire Galpérine est, plus encore que catholique, une spirituelle pour qui la méditation sait aussi emprunter les voies de l’écriture. Sa traduction de Damascius est marbrée d’intertitres qui en éclairent la lecture et sont autant de formes brèves ciselées avec un art d’écrivain. En un autre sens du mot « écriture », c’est en copiant – véritable exercice spirituel antique ou médiéval – la totalité du Banquet qu’elle put faire sien le meilleur de Platon. Saisie par la beauté des calligraphies – celles, notamment, des manuscrits byzantins –, cette philosophe se plut à ruminer les apories de Damascius en le lisant directement dans l’un des plus anciens codices de la bibliothèque Marcionne de Venise : la méditation de l’âme – parole intérieure et silencieuse – entrait en pure coïncidence avec la jouissance esthétique d’une forme par laquelle le Beau se fait vecteur du Vrai.
Chez Marie-Claire Galpérine, c’est une règle de vie qui se trouve illustrée et proposée à notre imitation. Et sans doute est-ce cela le plus précieux.
Par là le Maître aide à « devenir meilleur », et si, parfois, nous échoit quelque participation au Bien, c’est à des esprits d’une telle « nature philosophique » que nous en sommes redevables.
Philippe Hoffmann, Corbières matin, août 1996