Libération, 6 avril 2009, par Éric Aeschimann
Fils de la dissolution
René Lévy. Son père avait renoncé au maoïsme pour l’étude des textes juifs. Le fils a repris le flambeau talmudique, mais aussi la tradition révolutionnaire.
Il y a une dizaine d’années, sollicité par le correspondant de Libération à Jérusalem, le père s’était refusé à l’exercice du portrait, en alléguant de son allure de juif orthodoxe : « Vous me voyez, comme ça, en photo, dans le journal que j’ai pratiquement créé ? » Le fils, lui, n’a pas hésité. Ce portrait, il le désirait : « Il a envie de se faire connaître », dit son ami le philosophe Gilles Hanus. René Lévy est le fils de Benny Lévy, figure de proue de la Gauche prolétarienne (GP), mouvement gauchiste qui, à défaut de révolution, enfanta Libération. Comme son père, René étudie les textes juifs. « Ma profession ? Dites que je suis talmudiste. » Mais lui n’a jamais renoncé à la France, ni à la « vision politique du monde », comme son père. Au contraire : sans savoir encore où cela le mènera, on le sent pressé de descendre dans l’arène.
Dans la famille des « fils de », voici un exemplaire pas banal : le rejeton du révolutionnaire qui prononça en 1973 la dissolution de la GP et ne cessa, par la suite, d’aller « de Mao à Moïse ». L’année dernière, Virginie Linhardt, dont le père fut aussi un leader de la GP, a popularisé le thème des enfants de gauchistes devenus maniaquement conformistes pour compenser le chaos de leur éducation. René Lévy ne s’y reconnaît pas : « De la période agitée, je n’ai gardé que des souvenirs lumineux. Sartre venait à la maison, je me souviens de Lip, du Larzac, des grandes réunions l’été. L’enfant que j’étais sentait que c’était des moments de grande fraternité. Mon goût de la fraternité vient de là. » Devenu religieux, son père voulait « sortir de l’Histoire ». Le fils, lui, continue de vibrer aux chants de la Commune. « Je tiens que je suis un révolutionnaire », dit-il, avec ce phrasé un peu baroque qui distingue une certaine philosophie française contemporaine – celle des anciens maos, justement.
René Lévy vient de publier sa thèse sur Maïmonide, figure centrale de la pensée juive médiévale. L’ouvrage est destiné au public spécialisé, mais qu’il sorte aux éditions Verdier, créées il y a trente ans sous l’impulsion de son père, constitue un premier signe dynastique. Un autre est que René Lévy ait repris la présidence de l’Institut d’études lévinassiennes, lancé par son père en 2000 avec Alain Finkielkraut, Jean-Claude Milner et Bernard-Henri Lévy – un cercle emblématique du retour de la question juive au cœur du débat intellectuel français. Il y a aussi le tempérament batailleur, les réflexes directifs, le ton péremptoire, fameux chez le père et repérables chez le fils. Une telle filiation excite la curiosité : qu’est-ce que cela fait d’avoir vu de si près l’enterrement de la révolution et le retour au judaïsme ?
La famille vivait en communauté, à Eaubonne, puis à Groslay, dans le Val-d’Oise. « Tout s’est fait naturellement : on faisait des réveillons au homard et à la terrine de lièvre, puis on s’est mis à faire Kippour, à manger le saucisson du Beth Din de Paris. J’ai commencé à apprendre l’hébreu en même temps que mon père. Le samedi, à la maison, il organisait des lectures du Midrash avec ses étudiants. Je lisais le texte, il le traduisait et le commentait. Il m’incitait constamment à penser. » Aujourd’hui, René Lévy a tout du « juif de retour ». Il enseigne la philosophie dans un lycée juif et ses six enfants vont dans des établissements juifs. Il porte la kippa pour se prémunir contre « l’illusion que notre tête va jusqu’au ciel. Avec elle, je sens où mon crâne s’arrête ». Mais il aime aussi le cinéma, le jazz, le foot et vivre dans le XIXe arrondissement de Paris, dont les tensions intercommunautaires ont fait récemment la une des journaux : « J’ai plus de connivence avec un Arabe qu’avec un petit-bourgeois français : le premier me cassera la gueule, le second me dénoncera. » Autre dissonance : s’il a étudié dans la même yeshiva que son père, à Strasbourg, il a refusé de suivre ses parents à Jérusalem. À propos d’Israël, les partisans d’un État binational ne désavoueraient pas ses analyses : « L’idée d’un État juif n’a aucun sens. En revanche, qu’un État se donne pour mission, dans sa constitution, de prendre en charge la protection des juifs, il me semble que même un musulman pourrait s’y reconnaître. »
En septembre, René Lévy a participé à une soutenance de thèse inattendue. Dans le jury, il côtoyait Daniel Bensaïd et Alain Badiou, ceux-là même que les amis de son père tiennent pour de dangereux marxistes frisant l’antisémitisme. Le doctorant était l’un de ses amis : talmudiste lui aussi, mais version extrême gauche, il soutenait l’idée que la pensée de Benny Lévy a plus de points communs avec ledit Badiou qu’avec les « rhéteurs » de la question juive (BHL, Finkielkraut). C’est à cette époque que René Lévy eut l’idée d’inviter Badiou à l’Institut d’études lévinassiennes, « de faire entrer le loup dans la bergerie », dit-il. BHL était pour, mais d’autres anciens ont mis leur veto, non sans perplexité devant les embardées idéologiques de celui qu’ils ont connu tout gamin. René Lévy : « D’eux à nous, quelque chose n’est pas passé. Je ne le leur reproche pas, mais il y a une distance. »
Dans les années 1960, jeune juif apatride débarquant d’Égypte, Benny Lévy voulait conquérir la France en prenant pour modèle Napoléon. Le fils, lui, se dit « en guerre ». Contre quoi ? C’est flou, il parle d’une bataille « contre la bêtise ». En revanche, limpide est l’aspiration à l’héroïsme, transmise intacte par la génération précédente. Reste à en déterminer la forme. Héroïsme politique ou religieux ? Son père les pensait inconciliables, lui prétend les lier. « Je crois que la révolution s’opère par l’esprit. Chez Maïmonide, l’éthique et la politique sont le troisième degré de la perfection, le quatrième étant la perfection intellectuelle. Pour lui, la perfection politique, c’est le messianisme. » D’où la formulation de son projet : « Intervenir dans le champ intellectuel de langue française. Mener la bataille par l’intelligence messianique. Chercher, susciter des vocations messianiques. » Mais alors, révolutionnaire pour de bon ? « De cœur, je suis gauchiste, mais je déteste le ressentiment et les partis d’extrême gauche sont fondés sur le ressentiment. » On n’en saura pas plus.
Désormais, René Lévy voudrait enseigner à l’université, écrire pour un public plus large, s’intéresse à l’avenir de Verdier. Il se souvient, il y a deux ans, d’avoir enthousiasmé « 400 bourgeois du VIIe arrondissement » en leur parlant de la fraternité. « Ils m’étaient naturellement hostiles, mais il y a eu un frémissement. » Il y a quelque chose d’enfantin dans cette envie d’être le sauveur du monde ; mais le messianisme est aussi la façon juive d’aller au-delà de soi-même, de se projeter dans l’universel. Le mouvement révolutionnaire, jusqu’aux années 1970, s’en est largement nourri. Après trois décennies de suspension, René, fils de Benny, pourrait renouer avec cette tradition-là.