Raoul Vaneigem
Lessines, en Belgique, est la patrie de deux artistes surréalistes, le peintre Magritte et le poète Scutenaire. C’est une petite ville de neuf mille habitants, naguère célèbre pour ses carrières de porphyre : on y taillait les pavés des rues. Raoul Vaneigem y est né il y a 62 ans : il est amusant que l’un des leaders, avec Guy Debord, du mouvement situationniste des années soixante soit né sous le double signe du surréalisme et du pavé. Aujourd’hui, l’auteur du Traité de-savoir vivre à l’usage des jeunes générations, publie à intervalles réguliers des libelles qui sont comme autant d’actes rebelles et prémonitoires contre la société marchande et dont l’écho semble traverser les générations : l’an dernier, son Avertissement aux écoliers et lycéens a dépassé les quatre-vingt mille exemplaires vendus et l’édition de poche du Traité a dépassé en quatre ans les quarante mille exemplaires. Nous qui désirons sans fin, qui paraît cet automne, est une nouvelle adresse, écrite dans une langue classique et simple, à tous ceux qui ne veulent plus d’une civilisation « qui a tourné toutes ses espérances vers la mort ».
Sous ses dehors ronds et une bonhomie souvent joviale, Raoul Vaneigem cache mal une timidité qui parfois le fait rougir. Visiblement, il n’aime pas parler de lui. Il a d’ailleurs toujours fui les interviewes et les contraintes de la vie littéraire, séances de signature, lectures, débats. Et si exceptionnellement, il accepte de rencontrer un journaliste, c’est loin de chez lui, dans un café parisien, et il demande qu’aucun de ses propos ne soit reproduit sous forme d’entretien. Pour lui, un livre doit se défendre tout seul. Même s’il vient régulièrement à Paris, Raoul Vaneigem vit retiré dans la campagne belge qui l’a vu naître. C’est dans ce repaire qu’il écrit. Et quand il n’écrit pas, il se promène, contemple son jardin, échange avec son voisin des livres contre des légumes, relit ses classiques (Nietzsche, Marx, Shakespeare, Montaigne, Fourier, Kafka), écoute beaucoup de musique, dont il dit avoir besoin : il se dit mélomane « jusqu’à Schubert ».
Fils unique d’un cheminot socialiste et anticlérical, Raoul Vaneigem a grandi dans la Belgique ouvrière d’après-guerre. Quand il croisait un curé, il imitait le cri du corbeau et se rendait chaque semaine aux rendez-vous des Faucons rouges, une organisation de jeunesse socialiste d’inspiration libertaire. De la guerre, il garde peu de souvenirs : surtout les exécutions de collabos à la Libération, et les récits a posteriori de son père, résistant actif qui faisait sauter avec ses camarades les wagons de marchandises, pour empêcher qu’ils servent aux déportations.
Après le lycée, Raoul Vaneigem fréquente l’Université Libre de Bruxelles où il fait des études de philologie romane. Ce champion du vieux français se retrouve professeur d’école normale dans la région de Bruxelles. Le communisme l’intéresse mais la lecture de Staline l’en détourne. Il se serait bien laissé séduire par le trotskisme s’il n’avait lu des documents sur l’écrasement des mutins de Cronstadt par Trotski. En 1960, il envoie des essais poétiques à Henri Lefèvre, philosophe alors influent, qui les transmet à un certain Guy Debord, agitateur lettriste qui vient de fonder l’Internationale situationniste. Les deux hommes se rencontrent : le contact est immédiat et réciproque.
Fin 1960, début 1961, des grèves dures éclatent en Belgique. À Bruxelles, Raoul Vaneigem pourfend le syndicalisme bureaucratique, imprime des tracts, et adhère aussitôt après à l’Internationale situationniste. Le groupe qui a des ramifications notamment dans les pays anglo-saxons, organise alors des conférences internationales mouvementées qui se terminent chaque fois par des exclusions, dans la tradition typiquement surréaliste, Vaneigem et Debord se retrouvent souvent dans des bistrots de Beersel, haut lieu de la Gueuze dans la banlieue bruxelloise, discutent et écrivent. Parfois, ces séances ont lieu jusque tard dans la nuit dans les cafés du Marais ou de la Contrescarpe, à Paris. Le mouvement situ prend alors de plus en plus d’importance.
Debord écrit La Société du spectacle, Vaneigem, Le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations. Mais chacun de son côté : ils ne s’en parlent pas. Les deux livres paraissent la même année, en 1967. Raoul Vaneigem raconte que son manuscrit avait été refusé partout mais qu’au lendemain des émeutes d’Amsterdam, Raymond Queneau, qui l’avait soutenu chez Gallimard, lui demanda de renvoyer immédiatement le texte : l’éditeur avait changé d’avis. Le Traité paraît, mais ce qui a alors le plus de succès n’est ni l’ouvrage de Debord ni celui de Vaneigem mais un troisième, tout aussi prémonitoire, De la misère en milieu étudiant écrit par Khayati, situ très actif de Strasbourg : le livre va servir de détonateur, repris d’université en université. À Nanterre il va contribuer à la naissance du mouvement des enragés où brille déjà un certain Daniel Cohn-Bendit.
Raoul Vaneigem passe mai 1968 à Paris, entre la Bourse et la rue Saint-Jacques où se sont regroupés tous les situationnistes. Au moment du reflux, beaucoup se replient en Belgique. Raoul Vaneigem, à ce moment-là, n’enseigne plus. En 1964, il a été suspendu pour avoir eu une aventure avec une de ses élèves : il a beau avoir été réintégré dans un autre lycée comme… professeur de morale, le cœur n’y est plus et il vit désormais de sa collaboration à de gros projets encyclopédiques. Raoul Vaneigem, qui est le père de quatre enfants, aura souvent du mal à joindre les deux bouts, mais il tient par-dessus tout à cette liberté totale que lui donne l’écriture. À la fin de 1968, une dernière réunion situationniste se tient à Venise : les exclusions et les démissions enflent comme un chant du cygne. Deux années plus tard, Raoul Vaneigem envoie sa lettre de démission à Guy Debord. Les deux hommes ne se reverront jamais : nous savions tous les deux que c’était la règle du jeu, assure aujourd’hui Vaneigem, mais il perce comme un regret. « Jamais le désespoir d’avoir à survivre au lieu de vivre n’a atteint dans le temps et dans l’espace existentiel et planétaire une tension aussi extrême. Jamais n’a été pressentie aussi universellement l’exigence de privilégier le vivant sur le totalitarisme de l’argent et de la bureaucratie financière », note Raoul Vaneigem en ouverture de son nouveau livre, Nous qui désirons sans fin, et il termine en disant : « Nous sommes les enfants d’un monde dévasté qui s’essaient à renaître dans un monde à créer. Apprendre à devenir humain est la seule radicalité. » D’une certaine manière, c’est ce qu’il disait déjà il y a trente ans, dans le Traité. Sur un socle de critique radicale du capitalisme marchand et dans un style à la fois lyrique et aphoristique, Raoul Vaneigem réécrit ainsi le même livre, avec des adaptations aux temps qui changent, mais sans que ceux-ci ne lui infligent de démenti.
Depuis quelques semaines, il observe avec un immense intérêt les événements qui se déroulent en Belgique autour de l’affaire Dutroux et il a manifesté avec deux cent mille compatriotes dans les rues de Bruxelles. Ce jour-là, dix-sept trains sont partis de Lessines pour la capitale. Pour lui, cette sorte d’inhumanité extrême qu’est le commerce criminel des enfants renvoie à une inhumanité générale et qui reste souvent informulée, elle en est comme le symbole insupportable. Il voit dans cette mobilisation générale une réaction éthique spontanée et visiblement ce moraliste du vivant en a chaud au cœur.
Antoine de Gaudemar, Libération, 12 novembre 1996
Aux éditions Verdier
Radio et télévision
« Panorama », par Jean-Maurice de Montremy, France Culture, 16 juin 1998.