Philosophie, décembre 2002, par Jérôme de Gramont
Note de lecture
Peut-être étions-nous quelques-uns à attendre ce livre, ou ne pas oser l’écrire. Nous que la lecture de Blanchot accompagnait depuis des années, dans l’approche de l’espace littéraire, mais aussi, par la force des choses, même si de manière plus secrète, dans notre explication avec l’affaire de la pensée. Approche, le mot n’est pas de trop s’agissant de ce mouvement vers le centre à la fois obscur et nécessaire de tout livre, celui qui d’un même trait nous appelle et se retire – « face à ce qui se dérobe » pour reprendre un titre d’Henri Michaux. « La littérature a ainsi une double vocation : elle veut ce qui se dérobe à toute présence, elle veut ce qui résiste à toute parole. » (p. 211) Ce que nous ne pouvons pas dire, nous n’avons pas à le taire, puisque c’est là au contraire que l’écriture trouve sa ressource et sa nécessité. C’est pourquoi elle témoigne bel et bien de ce qui se dérobe au logos (l’innommable) ou à la visibilité des phénomènes (au règne du jour), comme ce point aveugle de toute pensée, et au premier chef de toute phénoménologie. Ce que Blanchot dit en un mythe auquel il ne cesse de revenir, celui d’Orphée descendant aux enfers chercher celle que pourtant il ne peut ramener dans la lumière du jour, Eurydice. Et parce que la phénoménologie fut aussi hantée tout au long de son histoire, et aujourd’hui encore, par les confins de la phénoménalité – par ce qui ne se livre jamais tout entier au présent de la conscience et à son travail de constitution, ou ce pour quoi, selon une expression célèbre de Husserl dans ses Leçons sur la conscience intime du temps, « les mots nous manquent » – la méditation de Blanchot n’est pas tout à fait étrangère à cette histoire. Mais c’est toute notre époque dont il faut dire qu’elle est hantée par l’expérience de ces limites : la pensée à l’épreuve de l’irréductible et de ce qui l’excède, cet effondrement du monde ou du sens que cherche à traduire le simple mot de nuit (voir Introduction et p. 282). C’est aussi la force du livre de Marlène Zarader que de porter non seulement sur Blanchot, mais encore à partir de lui, sur la possibilité et la nécessité de cette pensée qui s’appellera bientôt la pensée du neutre.
Trois temps peuvent rythmer cette lecture. Le premier obéit à la plus stricte maxime phénoménologique qui soit, celle d’un retour aux choses mêmes : ce qui se donne (dans l’expérience) nous avons donc à le décrire, le plus fidèlement possible, comme il se donne (p. 24). La nuit vient (p. 289), interrompant le règne du jour comme règne du possible et du sens – expérience impossible peut-être mais insistante, et à laquelle Blanchot depuis son premier livre (Faux pas, 1943) s’efforce de répondre (p. 41-45). Phénoménologue, Blanchot le serait donc de plein droit, à la mesure de cette fidélité à la donnée originaire la description de la nuit comme nuit (p. 74-76, 175, 183 sq.). Pourtant s’il fallait apporter un premier correctif au livre souvent si juste de Marlène Zarader, que ce soit pour souligner plus qu’elle ne le fait (malgré la déclaration p. 204) combien cette description de la nuit prend son départ dans la littérature, et non dans une expérience vécue par la conscience (comme il est dit p. 41, 213, 224). Aussi ne suffit-il pas de dire que seul le langage donne accès à l’innommable, à la nuit ou au neutre, là où l’exercice du langage doit encore se faire littérature (p. 214) – et tenons qu’il n’y a rien d’accessoire non plus si cet exercice d’écriture est porté par Blanchot à la perfection d’un style (p. 292), puisque c’est aussi à cette manière pour l’écriture de se reprendre et de dire sans cesse autrement qu’elle doit de forcer les apories du langage. Il resterait alors à montrer, plus que ne le font ces pages, ce que les descriptions blanchotiennes doivent à des auteurs comme Kafka (p. 106 sq., 128 n.) ou Mallarmé (p. 207-209), voire à ses propres récits (comme Le Dernier Homme, cité p. 69 sq.), et comment l’approche de la littérature est aussi l’autre nom de cette conquête phénoménologique.
Dans un deuxième temps, cette lecture peut alors montrer comment, au nom de cette même fidélité à l’épreuve de la nuit, la pensée du neutre dans laquelle s’engage Maurice Blanchot s’écarte de ces autres œuvres dont l’inspiration phénoménologique ou même le langage lui sont pourtant proches (p. 199). Tout ceci pourrait se résumer en quatre noms et quatre mots, mais qui donnent lieu tout au long du livre de Marlène Zarader à des développements importants, toujours subtils, souvent remarquables la nuit et le débat avec Hegel (p. 50 sq.), le dehors et le débat avec Husserl (p. 91), le neutre et le débat avec Heidegger (p. 152), enfin le désastre et le débat avec Lévinas (p. 241). Il faudrait suivre dans le détail, et discuter longuement, ces analyses attentives aussi bien à la proximité qu’à la rupture de Blanchot avec ces quatre auteurs comment penser la négativité hors de toute relève spéculative qui trahit aussitôt l’expérience de la nuit en affirmation du jour ? (chapitre I.1) comment se livrer à une exposition du dehors tout en destituant le sujet, c’est-à-dire selon notre auteur en renonçant aux conditions minimales de tout exercice de la phénoménologie ? (chapitre I.2) comment montrer le rien à l’ouvre dans le neutre sans céder à la puissance d’un nom ou d’un appel, celui de l’être ? (chapitre I.3) comment, et au nom de quelle exigence (éthique ?), veiller le neutre, sans le renvoyer à aucun nom, ni celui d’être ni celui d’autrui ? (p. 238 sq.) Car le neutre ne destitue pas seulement celui qui en fait l’épreuve (p. 180), il destitue aussi tous les noms, lui qui ne saurait passer pour le dernier phénomène (p. 181) ou le dernier mot de la pensée (malgré p. 175, mais avec les développements p. 290 sq. sur le neutre comme «mot de trop »). Le poète nomme, l’écrivain ressasse (p. 223) – tout le différend avec Heidegger tient peut-être dans cette remarque : l’écrivain est celui qui s’efface, comme il efface tous les noms (l’effacement, autre nom de l’épochè ?), ressassant faute de prononcer une parole définitive, et ainsi s’approchant de ce qui se dérobe à toute présence comme à tout nom.
Le troisième temps, le plus personnel, est celui de l’interprétation. Il est d’abord pour souligner l’impasse d’une pensée s’acheminant vers le neutre, c’est-à-dire vers ce qui ne peut être ni pensé ni vécu (même s’il n’y a rien là que Blanchot n’ait dit le premier, p. 291). Il est ensuite pour arracher cette pensée du neutre à l’horizon phénoménologique dans lequel le livre de Marlène Zarader avait pourtant commencé par l’inscrire (une phénoménologie libérée de tout horizon, qui renonce à toute constitution du sens, et cherche à éteindre le foyer du je, a-t-elle encore droit à ce titre ? p. 92, 143 – la question mérite d’être posée, même si elle est avant tout une affaire de mot). Enfin, il est surtout pour inscrire cette pensée du neutre – cet accueil de la nuit, cette veille obstinée du neutre comme rien, ce travail de la pensée pour affronter le désastre et même le vouloir – dans un autre horizon qui a pour nom le nihilisme (le mot apparaît deux fois, p. 263 et 293, mais résume tous les développements du dernier chapitre sur « La ruse de Thanatos » le neutre au service de la mort). Comme toute interprétation, celle-ci a sa violence et sa force. Que la pensée du neutre ait à voir avec le nihilisme, Blanchot le dit, mais qu’elle ne puisse s’y réduire, il le dit aussi (voir L’Entretien infini, 1969, p. 591 – quand deux paroles cherchent à se répondre, « l’une d’elles assume peut-être nécessairement le rôle du nihilisme », mais laquelle ?). Plutôt vouloir le rien que ne rien vouloir, disait Nietzsche, plutôt nommer le rien Thanatos, que le laisser dans la réserve du sans-nom, semble avouer cette fois Marlène Zarader. Mais le même geste de pensée qui nous retient de nommer Dieu (p. 236 sq.) ne doit-il pas nous retenir aussi de nommer Thanatos ?
Songeons ici au thème de la veille, que répète Blanchot dans ses derniers textes (« veiller sur le sens absent », voir p. 224-23 1) – le même thème que chez Lévinas, mais pas tout à fait. Songeons-y à partir du récit que Roger Lapone, écrivain proche de Blanchot et récemment disparu, publie en 1963 sous ce titre précisément, La Veille. Blanchot, Foucault et Lévinas auront écrit sur ce récit des pages à chaque fois admirables. Celles de Lévinas s’achèvent par un nom, un seul, mais celui que pour lui toute la pensée ou la littérature ne font que dire, ou attendre (« Le langage, c’est le fait qu’un seul nom toujours se profère : Dieu. » Noms propres, 1976, p. 137). Mais ce nom, le récit de Roger Laporte ne le prononce pas, en cela récit du neutre, récit de la pure veille, retenue dans la réserve et l’équivoque du sans-nom, expérience radicale où jamais puisqu’elle a lieu avant tout phénomène, avant toute possibilité de voir ou de nommer. Ce que nous avons à veiller, faut-il pourtant le taire ?
Remercions Marlène Zarader de nous avoir reconduits à ces questions.