Art press, décembre 2013, par Jacques Henric
Juste sans être juge
[…]
Littérature contre philosophie
Parmi les publications qui accompagnent les diverses manifestations autour du centenaire de la naissance de Camus, l’une d’elles me semble cruciale. Elle a pour auteur Paul Audi. Dans le préambule de son essai Qui témoignera pour nous ?, le philosophe ne prêche pas pour sa paroisse. Avec une belle probité, il rappelle que dans le différend qui depuis la fin du dix-huitième siècle oppose la littérature et la philosophie, celle-ci s’est sans vergogne considérée comme la « détentrice » de la « vérité », la seule en mesure de juger, de faire le tri entre le vrai et le faux, le bien et le mal, et a relégué la littérature à un rôle de domestique. S’appuyant sur les écrits de Camus, sur ses essais philosophiques et ses œuvres de fiction, romans et théâtre, mais aussi sur d’autres grandes œuvres littéraires, dont celles de Faulkner, Paul Audi entérine d’une certaine façon le jugement des philosophes, reconnaissant que la littérature se refuse en effet à juger du bien et du mal, qu’elle ne manifeste aucune « volonté de savoir », mais que c’est précisément dans ce refus qu’elle assure sa souveraineté et sa liberté.
Dans le chapitre « L’éthique du non jugement », qui clôt son livre, Paul Audi différenciant justice et jugement pose la question : comment « être juste sans être juge » ?, comment « faire justice mais sans rendre la justice, c’est-à-dire sans passer par l’instauration d’un procès ni l’énonciation d’un verdict » ? Une seule réponse : le recours à la littérature. Et Paul Audi de citer Faulkner qui ne se voyait pas dans la peau d’un juge ni d’un moraliste : « Je pense que l’écrivain n’est pas intéressé par l’amélioration de la race humaine. Il se fiche pas mal en vérité de la condition humaine. Il s’intéresse à toutes les conditions humaines sans les juger aucunement. C’est le mouvement, c’est la vie, la seule alternative étant le néant, la mort ». Une manière d’affirmer, selon Paul Audi, que l’enjeu de la littérature est éthique et pas moral. Dieu est mort, ce n’est plus lui qui juge. Les hommes ont pris sa place. Camus dans La Chute : « Dieu n’est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes […] j’ai connu ce qu’il y a de pire, qui est le jugement des hommes. »
La boxe
Luc (6:37) : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. Ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés. » La parole évangélique n’autorisait-elle pas Camus à objecter aux saillies antireligieuses de Ponge qu’il n’y avait que des avantages à considérer une réelle « grandeur » du catholicisme. Et le footballeur qu’était l’auteur de La Peste de faire appel à une métaphore sportive pour être mieux entendu : « Ce n’est pas l’idéalisme qui me fait parler. Je crois plutôt que la morale du sport est restée très vive en moi. En boxe on embrasse son adversaire avant et après le combat. Voilà un monde où je suis à l’aise. »