BSC News, janvier 2014, par Laurence Biava
La mystique du soi
Même s’il est « un autre », comme dit Rimbaud, le « Je » ou le « Moi » n’en demeure pas moins chaque fois lui-même. Or cet être-soi du Moi, à quoi tient-il ? Notre individualité est-elle fonction de la place que nous occupons dans l’espace et dans le temps ? Ou relève-t-elle de la façon dont la vie s’incarne en nous, c’est-à-dire de la manière affective et pulsionnelle dont notre corps s’éprouve dans la vie ?
Ce qu’il faut maintenant, c’est penser qui est l’homme en tenant compte de l’apport de la doctrine nietzschéenne du Soi. En effet, cette doctrine, qui définit la grande affaire de Nietzsche, représente toujours pour nous, plus d’un siècle après sa mort, un défi pour la pensée. C’est ce défi que l’auteur Audi appelle et relève dans « l’affaire Nietzsche », un des plus brillants essais qu’il m’ait été donné de lire depuis longtemps.
C’est toujours à l’égard de la vie et de son essentiel besoin de soi qu’un problème se pose ; c’est toujours eu égard à la vie et à son mouvement constitutif qu’une question ou une chose en question peut se dresser comme un obstacle. On comprend donc que « problème » désigne essentiellement un point de butée, une pierre d’achoppement, un obstacle sur le chemin de l a surpuissance, conter quoi il arrive que trébuche ou tombe le « vouloir » de la vie. Paul Audi explique conséquemment qu’il y a bien sûr plusieurs façons d’entrer dans la philosophie de Nietzsche. Il dit qu’il importe, pour toucher au cœur de la doctrine, d’affronter la question de ce qui fait l’essence de l’individualité humaine en rompant avec les nombreux concepts qui ont conclu à l’inexistence du « Soi » en se réclamant précisément de Nietzsche. Or, même s’il ne saurait être question de l’identifier à un sujet souverain, ayant conscience de soi, l’auteur rappelle que le Soi existe bel et bien, et il a un tout autre statut que celui, métaphysique, que les philosophies de la subjectivité ont cru bon de lui octroyer jusqu’à présent. Tout au long de ces 195 pages, Audi revient sur cette réalité difficile à cerner en évitant de se réfugier derrière une « critique du sujet » que Nietzsche avait déjà réussi à mener jusqu’à son terme. Ici, « on » s’attarde sur « la mystique du soi ».
C’est ainsi, qu’à partir d’une gigantesque « ouverture », où Nietzsche rend à la vie ce qui lui revient de droit, bien que ce droit, l’homme ait toute licence de se l’arroger, d’un « Premier mouvement » qui nous enseigne combien la pensée de Nietzsche est importante en ce qu’elle nous éloigne de nos problèmes, qu’elle nous permet de regarder au-delà de nos problèmes, afin d’être en mesure de les poser correctement, comme ils l’exigent et le méritent, c’est-à-dire de façon créatrice, (la physiographie du philosophe), et enfin, à partir d’un « Second mouvement » (le plan de l’apparence) qui prend en compte et au sérieux, la mise en cause du sujet substantiel que Nietzsche s’est soucié d’entreprendre avec tant d’opiniâtreté, et qui signifie : se soumettre à l’injonction principale de renverser le platonisme, Paul Audi livre une passionnante vue d’ensemble de la pensée de l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, de laquelle il ressort que la question : « qui est l’homme ? » ne cessera jamais d’être un défi pour l’esprit.
La « Finale » du livre est à l’image du « héros » qu’elle dépeint : ce dernier apparaît dans sa volonté romantique qui se dégage de sa relation douloureuse avec le monde comme avec soi-même une loi universelle, capable de sceller à tout jamais l’identité absolue de la vie et de la souffrance, tout en ignorant de quelle souffrance il pourrait bien s’agir.
Ce livre est une merveille et ce n’est pas uniquement parce qu’il résoud des énigmes.