Aujourd’hui poème, décembre 2006, par Jacques Darras
Découvrir Benjamin Fondane
Nous n’en finirons jamais de parler du temps de la poésie. Du temps et de la poésie. Du temps qui est au poème comme une horloge plus lente que toutes les horloges scandant nos journées. Nous n’en finirons jamais de parler des trésors de temps qui sont engrammés dans le poème comme de machines secrètes à rythmer nos sentiments. Nous n’en finirons pas de découvrir et redécouvrir les poètes et leur perception si subtile du temps. Car c’est du temps que parle essentiellement le poème. Ainsi, voyez-moi à l’instant découvrir Benjamin Fondane. Certains d’entre vous hausseront sans doute les épaules et diront entre leurs dents : Vraiment quelle découverte ! Nous l’avons lu il y a longtemps. Mais moi avec l’enthousiasme du néophyte je leur réponds : l’avez-vous réellement lu ? Êtes-vous sûr de l’avoir bien lu ? Ne pensez‑vous pas que vous l’aurez peut‑être parcouru, en son temps, d’une attention distraite ? Il se produit des effets de temps particuliers avec la lecture du poème. Telle prosodie, telle scansion peuvent très bien ne pas convenir à la scansion majeure de l’époque et continuer à battre dans leur boîtier jusqu’à ce que, tout à coup, le temps de l’époque ayant changé, le rythme qu’on méprisait s’accorde magiquement au temps nouveau, aux temps nouveaux.
C’est ce qui produit pour moi avec Benjamin Fondane. On vient de rééditer dans la collection poche de chez Verdier l’œuvre poétique complète du poète roumain. Deux cent soixante pages, environ, avec un propos liminaire d’Henri Meschonnic qui, pardonne‑moi cher Henri, ne dit pas grand-chose de décisif. On sent qu’Henri a la tête ailleurs, qu’il fait son devoir, que ce n’est pas son type de poésie mais qu’importe ! Le titre général est Le Mal des Fantômes, qui est aussi le titre d’un poème que Fondane commença d’écrire en 1943, une année à peine avant sa fin tragique. Il ne fait vraiment pas bon fréquenter les fantômes. Surtout quand on est Roumain, Juif roumain répondant au patronyme de Benjamin Wechsler né en Moldavie, deux ans avant la fin du XIXe siècle. Ce siècle avait deux ans ! Deux ans de moins que son terme ! En octobre 1943 Benjamin est arrêté à Paris, conduit à Drancy puis de là directement à Auschwitz – son itinéraire sera moins tortueux que celui de Robert Desnos quoique aboutissant au même but – où il sera assassiné en octobre 1944.
Débarqué à 25 ans à Paris, en décembre 1923, après avoir participé à la vie littéraire de Bucarest sous le pseudonyme Benjamin Fondane, il fait partie de cette étincelante colonie d’auteurs roumains pour qui la France deviendrait, une première patrie. Quelle fabuleuse cohorte, en effet! Qu’on se souvienne : Tzara, Janco, Cioran, Ionesco, Gherasim Luca, etc. Aucun autre pays – sauf, peut‑être la Belgique – ne donnera autant de talents à notre littérature. Dans cet apport, l’originalité de Fondane tient à deux qualités.
Sa discrétion, qui le rend assez marginal, son acuité d’observateur qui consolide sa marginalité. Ce Fondane est poète mais aussi philosophe. Dès 1929 il lit Husserl et écrit sur lui dans la revue Europe. Trois ans plus tard, en juin 1932, il parle de Heidegger dans les Cahiers du Sud, plaçant le philosophe de Sein und Zeit « sur la route de Dostoïevski ». Ils ne sont certainement pas nombreux dans son cas dans la France de l’époque. Lui et un autre exilé de taille, le Lithuanien Levinas, et à part eux ? Fondane garde ses distances avec les deux phénoménologues allemands, leur préférant l’existentialisme de Kierkegaard jusqu’au bout. Il s’en exprime dans un essai au titre hégélien paru en 1936, La Conscience malheureuse. Fondane, sur tous les sujets, prend une position personnelle, à contretemps chaque fois, non par coquetterie mais par conviction profonde. C’est d’ailleurs à propos du surréalisme triomphant à l’époque, qu’il va émettre le plus de réserves. La vague surréaliste l’emportera, l’écrasera, le chahutera mais il ne cédera pas. À Aragon surtout, ce qui était alors impardonnable : « Ces jeunes barbares, combien iront‑ils se faire tuer sous vos bannières, adroit condottiere Louis Aragon, nom et âme d’Espagne, inquisiteur féroce pour tous les défenseurs de l’ordre, inventeur de cruautés insidieuses ; de tortures froides et de poisons moraux afin que s’affermisse… la grande liberté moderne. »
Les années auront passé, le puissant mouvement surréaliste restera en cale, le rivage contemporain s’éloignant. Or, voici que ce voyageur roumain qui traverse l’Atlantique et s’identifie à Ulysse, dont il fait le héros d’un long poème narratif écrit partiellement en Argentine en 1929, publié en 1933 puis remanié à partir de 1941, voici que ce voyageur fantôme reparaît aujourd’hui parfaitement intact, lavé par le chahut du siècle d’enfer – le vingtième – comme un sou neuf, et que ses rythmes nous touchent bien plus fort, bien plus droit que les arabesques aragoniennes ou les extases un peu contrefaites d’Eluard. Fondane, le maillon manquant entre Apollinaire, Cendrars et nous. Fondane le prosodiste classique (« J’étais un grand poète né pour chanter la Joie ») allongeant naturellement le pas jusqu’au vers whitmanien (« J’ai quitté les trottoirs de la ville pour d’autres trottoirs de villes, /les millions d’hommes pour d’autres millions d’hommes, / les mêmes à n’en plus finir » (…). Je viens de lire, de dévorer les soixante pages d’Ulysse. J’ai découvert un frère en humanité. Un double. Un très cher fantôme, à l’ironie puissamment revigorante. J’aime Fondane et je vous conseille d’accompagner votre lecture (votre découverte ?) de l’étude savante mais claire de Patrice Beray, Benjamin Fondane, au temps du poème (Verdier, 2006), comme de l’écoute du très sobre, très beau CD réalisé par Ève Griliquez (Fondane, Le loup du Faubourg, 1998).